Talibés, enfants brisés : la lâcheté d’une société !

La lâcheté persiste.
Oui, je le dis sans trembler : la société sénégalaise, à bien des égards, fait preuve de lâcheté. Aussi grand que soit notre Peuple ingénieux, pieux, assidu, fier, croyant, complexe, il n’en reste pas moins que, face à certaines vérités, nous manquons trop souvent de courage moral.
Comment expliquer autrement le silence, l’indifférence, voire le mépris, qui entourent le traitement inhumain et dégradant infligé à la couche la plus vulnérable de notre société : nos enfants ? Plus de 200 000 talibés, selon certaines estimations, errent chaque jour dans les rues, les marchés, les mosquées. Pieds nus, ventre vide, main tendue.
Et nous ?
Nous préférons détourner le regard. Pire encore : nous normalisons cette horreur, y contribuant par nos aumônes irréfléchies et la nourrissons par notre passivité complice.
Ce phénomène, devenu banal, n’est ni religieux, ni cultuel, ni culturel. C’est une construction récente au regard de notre longue trajectoire historico-sociale. Une monstruosité moderne, bâtie sur l’hypocrisie, l’exploitation et la marchandisation des plus faibles.
Et comme pour enfoncer le clou de notre indignité collective, une vidéo ignoble circule actuellement sur les réseaux sociaux.
On y voit un adulte battre sauvagement un jeune talibé, fragile, sans défense, dans une scène d’une violence insupportable.
Cette fois, l’indignation fut massive. L’émotion est unanime.
L’Etat a réagi.
Le président de la République, à travers le Premier ministre, a pris la parole.
L’auteur de cet acte abominable a été arrêté. Pourvu qu’il soit jugé, condamné, et que cela serve d’exemple à tous ces adultes sans scrupules.
Mais, nous ne pouvons nous contenter d’une réaction ponctuelle. Car ce n’est pas un cas isolé.
Ce drame n’est que le reflet d’un système : visible, présent partout, entretenu et laissé sans réponse structurelle.
Les nouvelles autorités ont la responsabilité historique de mettre fin à cette barbarie, avec fermeté et surtout par des mesures concrètes.
Rien, absolument rien, ne justifie l’exploitation d’enfants sous prétexte d’enseignement religieux.
L’islam ne l’autorise pas. Ailleurs, des millions d’enfants apprennent le Coran sans jamais être livrés à la rue.
En Indonésie, au Pakistan, en Arabie saoudite, au Maroc, et même au Sénégal dans certains daaras dignes, la connaissance religieuse ne rime pas avec mendicité.
Soyons clairs : ce n’est pas l’existence des daaras que nous remettons en question. Les daaras sont un pilier de notre héritage éducatif.
Déjà entre le XVIe et le XVIIIe siècles, de Pir-Sakhokhor à Boundou, du Fouta Toro à Coki. Puis, aux XIXe et XXe siècles, de Tivaouane à Touba, de Ndiassane à Yoff, de Niassène à tant d’autres lieux, ils ont formé des générations d’érudits et d’hommes de valeur.
Déjà en 1918, on recensait1385 daaras pour 11 451 élèves dans nos royaumes.
C’est dire combien l’éducation populaire par les daaras a toujours eu une place centrale dans notre société. Mais jamais, dans ces daaras traditionnels, les enfants n’étaient réduits à l’errance et à la mendicité.
Ce qui se passe aujourd’hui est une dérive grave, une trahison de nos valeurs, de notre foi et de notre histoire.
Une société ne se construit pas uniquement sur des routes, des bâtiments ou une croissance économique.
Elle se bâtit d’abord sur :
– sa conscience sociale,
– son équilibre humain,
– et le respect des générations.
Protéger l’enfance, c’est construire un avenir. Exploiter l’enfance, c’est détruire une Nation.
Nous vivons dans un pays où :
– les enfants mendient pendant que les adultes discutent, spéculent, fuient leurs responsabilités ;
– les intellectuels préfèrent les débats stériles aux engagements utiles ;
– l’Etat regarde ailleurs ;
– et où la société se cherche une âme.
Modestement par ma plume, je refuse d’abandonner. Je refuse de voir l’inhumanité devenir une norme. Je refuse d’accepter que des enfants soient sacrifiés sur l’autel de notre lâcheté collective.
La mendicité des enfants talibés est une honte nationale. Et l’Etat a le devoir impérieux d’y mettre fin.
Cheikh Djibril KANE
Historien-Culturaliste