L’auteur du célèbre roman «La collégienne», Marouba Fall, a écrit, le 28 août 2024, une très belle tribune : «Thiaroye 44, les vraies motivations du massacre ?» Il y montre que le mobile de l’argent, longtemps retenu dans la grande narration de l’histoire, paraît léger, voire comique, pour expliquer ce carnage colonial. Il faut aller plus loin. L’argent était-il le seul problème entre les tirailleurs sénégalais et l’administration coloniale ? Peut-être non.
Il faut se réjouir de la décision des nouvelles autorités, dans la «reconfiguration» de nos rapports avec la France, de «rouvrir» le dossier Thiaroye 44, qui est un véritable casus belli. Les régimes de Senghor, Diouf, Wade et Macky n’ont jamais voulu, probablement sous les pressions de l’ancienne puissance coloniale, creuser l’affaire. Ils se sont contentés d’allocutions velléitaires. En cela, ce nouveau régime amène une rupture.
La France s’est arrangée, précise le Pr Mamadou Diouf, à dissimuler toutes les archives pour que l’histoire ne puisse pas être correctement écrite, car cette tragédie constitue une tache d’huile, une plaie béante pour la mémoire coloniale. C’est ce qui explique que les historiens, à l’état actuel, n’ont pas de matériaux pour travailler. Ils sont quasiment restés statiques. Sur le plan politique, comme avec les résistants de l’Union des populations du Cameroun (Upc), la France a abattu un énorme travail d’enterrement de l’histoire.
Revenons à Marouba. L’hypothèse qu’il a émise -encore que les romanciers sont aussi des historiens à leur manière- est très intéressante : l’extermination de ces tirailleurs sénégalais, qui ont démystifié l’énigme du Blanc au moment de la guerre, était une mesure d’étouffer dans l’œuf les velléités indépendantistes. Aux yeux des colons, suppose-t-il, il était impensable de laisser émerger, dans les colonies, ces indigènes ayant acquis une nouvelle version -celle la plus déshonorante possible- du Blanc impuissant devant la souffrance et la mort.
L’entreprise coloniale s’est adossée sur la création d’un mythe : celui de l’homme blanc. Tout un imaginaire autour de l’invincibilité du colonisateur a été insufflé dans les veines des indigènes. Amadou Hampâté Bâ -dans Amkoullel, l’enfant peul, Paris, Actes Sud, 1991, 1992, p. 395 à 396- écrit : «[…] Le Blanc avait été considéré comme un être à part : sa puissance était écrasante, imparable, sa richesse inépuisable, et de plus il semblait miraculeusement préservé par le sort de toute tare physique ou mentale. Jamais on n’avait vu d’administrateurs des colonies infirmes ou contrefaits. Ils étaient toujours bien habillés, riches, forts, assurés de leur autorité en parlant au nom d’une «mère patrie» où, d’après eux, tout était juste et bon» (p. 395 à 396).
Ce mythe du Blanc, conçu sur la base d’une certaine littérature anthropologique mâtinée de racisme et d’ethnocentrisme du XIXe siècle, était l’un des grands moyens de la colonisation. Les indigènes, peut-on dire, ont été broyés à l’aide de cet imaginaire impérialiste. Ce que suggère Marouba est tout à fait plausible : ces Blancs, démystifiés par les indigènes-combattants, ont voulu, en exterminant ceux-ci, éradiquer très tôt la sensation indépendantiste qu’ils pourraient inoculer dans les sociétés colonisées.
Le brillant gardien de la tradition orale précise : «Quand les rescapés rentrèrent au foyer en 1918-1919, ils furent la cause d’un nouveau phénomène social qui ne fut pas sans conséquences sur l’évolution future des mentalités : je veux parler de la chute du mythe de l’homme blanc en tant qu’être invincible et sans défauts […] Quand ces tirailleurs rentrèrent au pays, ils racontèrent, au fil des veillés, tout ce qu’ils avaient vu. Non, l’homme blanc n’était pas un surhomme bénéficiant d’on ne savait quelle protection divine ou diabolique, c’était un homme comme eux, avec le même partage de qualités et de défauts, de force et de faiblesse. Et quand ils découvrirent que leurs médailles et leur titre d’ancien combattant leur valaient une pension inférieure de moitié à celle des camarades blancs dont ils avaient partagé les combats et les souffrances, certains d’entre eux osèrent revendiquer et parler d’égalité. C’est là, en 1919, que commença à souffler pour la première fois un esprit d’émancipation et de revendication qui devait finir, avec le temps, par se développer dans d’autres couches de la population.» (p. 395 et p. 396).
C’est dire qu’il y a des raisons historiques, lesquelles sont acceptables, pouvant permettre de supposer que ces tirailleurs, «morts pour la France», n’ont pas été uniquement exterminés pour des raisons pécuniaires. En attendant que nos historiens, avec les archives enfin mises à leur disposition, nous en donnent plus d’informations, celles qui sont «exactes», affranchies de l’exhalaison coloniale de l’écriture de l’Histoire. L’argent semble être la poudre jetée aux yeux pour enterrer cette histoire qui, il faut le dire, n’honore pas la France et son histoire coloniale.
La réécriture exacte de cette histoire et sa reconnaissance, qui doivent servir de nouveau point de départ dans les relations sénégalo-françaises (selon les nouvelles autorités), doivent éviter le piège de la haine et de la vengeance. Il s’agit, par contre, et c’est là le défi, de se donner son propre récit sur ce fait historique afin de créer de nouveaux imaginaires, de se réinviter dans un passé où, longtemps, nous avons été exclus. Le présent et le futur s’identifient au passé, qui doit vraiment passer.
Post-Scriptum : C’est l’occasion de s’indigner face à l’arrestation -ou l’enlèvement- d’un des plus grands écrivains francophones de notre époque : Boualem Sansal. Franco-algérien aux positions courageuses et violentes contre le pouvoir algérien, cet écrivain d’exception a été pris en otage à cause de ses idées. La dictature n’aime pas la pensée, elle instrumentalise l’histoire, et tout ce qui peut lui permettre d’asseoir sa violence aveugle. L’Algérie, où le pouvoir politique est imbriqué avec celui militaire, excelle dans ce jeu. Qu’il soit libéré ! Pendant ce temps, au pays de la démocratie, le nôtre, hélas, les voix dissonantes sont en train d’être censurées, réprimées, contraintes au silence. Se taire, c’est surtout ce qu’il ne faut pas faire. Je répète : «Ne pas se taire, c’est ce qui nous sauvera.»
Baba DIENG – diengbaba@icloud.com