Ton corps n’est pas un projet

Depuis quelques semaines, les réseaux sociaux sont secoués par de nouveaux drames, à la fois intimes et collectifs, qui révèlent les failles de notre époque. Ces tragédies ne doivent pas seulement nous émouvoir. Elles doivent nous alerter sur les violences structurelles qu’une société patriarcale exerce sur les corps des femmes, même lorsqu’elles pensent faire des choix. Des jeunes femmes, souvent très suivies, influentes ou en quête de reconnaissance, perdent la vie à la suite de procédures esthétiques à haut risque. Une ancienne miss au Sénégal a récemment succombé à la suite d’une opération chirurgicale en Turquie.
Depuis, tout le monde se prononce et se dédouane. Ce n’est plus la faute de personne : c’est uniquement de celle qui a disparu. Elle aurait eu tort de faire un BBL, elle aurait pris le mauvais risque. Mais très peu s’interrogent sur le système qui l’a poussée à ce choix. Car dans chaque mort évitable, se cache une violence collective : celle de nos commentaires, de nos regards, de nos jugements. Celle de cette société où les femmes apprennent dès l’adolescence que leur corps est un projet à corriger, à discipliner, à rendre désirable -pour les autres, rarement pour elles-mêmes.
Ces dernières semaines, j’ai écouté, lu et recueilli des témoignages glaçants. Des femmes disent avoir perdu toute sensibilité dans les zones opérées. D’autres ne peuvent plus boire une simple gorgée d’eau ou manger sans douleur. Certaines vivent sous médication à vie. Beaucoup se battent avec le sentiment d’avoir été trompées : par les promesses de beauté facile, par les influenceuses qui ne montrent que le «résultat», jamais la douleur. Il faut interroger le rôle de ces influenceuses qui, elles aussi piégées par les logiques marchandes de la visibilité, participent parfois inconsciemment à la diffusion de normes mortelles. Ce n’est pas elles qu’il faut juger, mais le système qui les pousse à monnayer leur image en masquant les risques. Et puis, il y a cette vérité qui revient : l’addiction. Une fois une partie du corps modifiée, une autre devient un «défaut» à corriger. Le miroir devient une prison.
Derrière ces décisions, se cache une pression invisible mais constante : celle d’un idéal corporel façonné par le regard des hommes, entretenu par les algorithmes et validé par une société patriarcale qui exige des femmes qu’elles soient désirables avant d’être vivantes.
Ici, je choisis de vous parler de l’estime de soi, non pas comme un concept abstrait, mais comme une boussole intime et vitale, une condition de survie face aux injonctions sociales mortifères. Car aujourd’hui, dans un monde saturé d’images, de normes inaccessibles, de commentaires violents, il devient urgent de rappeler que se regarder avec bienveillance est un acte politique. Contrairement à toutes celles qui ont fini par succomber aux tentations et qui, aujourd’hui, mettent tout sur le dos des critiques et moqueries de la société -oh que je vous comprends-, je voudrais aussi rendre visibles toutes celles qui résistent, qui refusent de se laisser avaler par ces diktats et qui s’imposent telles qu’elles sont. Loin de moi l’idée de me présenter comme un modèle. Mais je sais, d’expérience, que chaque fois que les détracteurs m’attaquent, la première chose qu’ils commentent, c’est que je suis «vilaine» : mon nez, ma peau noire foncée. Et pourtant, je tiens bon. Alors qu’est-ce qui me permet de faire face et de ne pas être atteinte par ces commentaires ? C’est l’amour de soi. Un amour lucide, résistant, politique. Car c’est à partir de cette estime de soi que peuvent naître l’autonomie émotionnelle et le refus de se livrer à une quête infinie de validation extérieure. Aujourd’hui, quand je vois comment la société oppresse nos corps, je suis convaincue que parmi les choses qui peuvent véritablement nous sauver de cette pression permanente, l’estime de soi occupe une place centrale.
Philosophes et psychologues s’accordent à dire qu’elle se construit dans le regard de l’autre. Jean-Paul Sartre disait que «l’enfer, c’est les autres» ; une formule qui, dans sa pensée existentialiste, souligne à quel point le regard des autres peut nous emprisonner, façonner notre identité à notre insu et devenir un enfer lorsqu’il dicte notre valeur. Pour les femmes, ce regard est trop souvent un miroir de contrôle, de jugement ou de désir, qui les éloigne de leur propre regard sur elles-mêmes. Carl Rogers, de son côté, explique que «l’estime de soi dépend de l’écart entre ce que nous sommes et ce que nous pensons devoir être». Quand l’idéal féminin est inatteignable, minceur extrême, teint clair, traits européanisés, comment s’aimer telle qu’on est ? Entre celles qui veulent grossir et celles qui veulent maigrir, celles qui rêvent d’un teint plus clair et celles qui cherchent à retrouver leur carnation, c’est comme si le corps féminin était pris dans un effet yoyo permanent, un cycle sans fin où aucune femme ne semble jamais «à la bonne place». Ce tourment esthétique révèle une aliénation profonde : on ne choisit pas pour soi, on s’ajuste sans cesse au regard dominant, souvent masculin, qui décrète ce qui est désirable ou non.
Les femmes sont socialisées très tôt à faire de leur apparence un capital. Comme le disait Pierre Bourdieu, le corps devient un «capital symbolique» à travers lequel les femmes gagnent en reconnaissance sociale. Et dans ce système, plus elles se conforment aux normes, plus elles sont récompensées.
On parle trop peu de cette fatigue que vivent les femmes, cette angoisse sourde de «ne pas être assez» : pas assez fine, pas assez claire, pas assez sexy, pas assez lisse, pas assez jeune. C’est une fatigue imposée par une société où la valeur d’une femme semble toujours liée à sa capacité à plaire et surtout, à plaire aux hommes. Pourtant, aucune injection, aucun lifting, aucun filtre Snapchat ne comblera ce vide que crée l’absence d’estime de soi.
La confiance en soi, l’amour de soi et le refus du regard validateur des hommes ne sont pas de simples slogans féministes : ils sont devenus, dans ce contexte, des gestes de survie.
Ce n’est pas le corps qui est à changer, c’est la société qui nous fait croire qu’il faut le changer.
Il est temps de dire stop à cette course infernale à la perfection. Il est temps de remettre en question ces injonctions. Et il est surtout temps d’apprendre aux jeunes filles, dès l’école, dans nos maisons, dans nos séries, sur nos plateformes, à s’aimer pour elles-mêmes, à comprendre que leur vie vaut plus qu’un regard approbateur ou un commentaire sur Instagram.
Et quand on dit «aimer son corps», ce n’est pas simplement le tolérer. C’est l’habiter pleinement, le respecter, l’écouter, et refuser qu’on le maltraite pour entrer dans des cases qui n’ont jamais été faites pour nous. C’est comprendre que l’amour de soi n’est pas un luxe, mais un acte de résistance dans un monde qui nous pousse à nous haïr.
Alors non, ce n’est pas à ces femmes disparues qu’on demandera des comptes. C’est à la société, aux industries, aux médias, aux discours violents qui ont rendu possible et parfois glamour le fait de risquer sa vie pour avoir une taille plus fine ou des fesses plus rebondies.
Aux jeunes filles qui me lisent aujourd’hui : vous n’avez rien à prouver. Vous êtes déjà assez. Vous n’avez pas à souffrir pour être aimées. Et surtout, votre corps n’est pas un projet à corriger : c’est un espace à honorer.
Par Fatou Warkha SAMBE
1 Comments
L’ignorance sous toutes ses formes regie les différentes composantes de la société sénégalaise.
Même ceux où celles qu’ont interpellent sous le nom d’intellectuel(s) au plus ne connaissent pas tout dans leur domaine.
Dans les autres domaines de son environnement, il est ignorant tout court.
Dans le domaine des religions au sens large : c’est un ignorant.
Le domaine du matériel prédomine sur le religieux et le spirituel.
En fait l’ecrasante majorité appartient au groupe des inconscients.