«Les grandes choses de l’Etat sont tombées, les petites seules sont debout, triste spectacle public. On ne songe plus qu’à soi. Chacun se fait, sans pitié pour le pays, une petite fortune particulière dans un coin de la grande infortune publique.» Victor Hugo, Préface à Ruy Blas (1838)
C’est au moment même où s’ouvre à New York la 76ème session de l’Assemblée de l’Organisation des Nations unies et que, comme de coutume, notre pays y est représenté par la première institution du pays, en l’occurrence le président de la République, qu’au niveau de la deuxième institution, à savoir l’Assemblée nationale, se pose la question de la levée de l’immunité parlementaire de deux membres des «honorables députés», qui seraient impliqués dans une affaire de trafic de passeports diplomatiques. Et tous les jours, la presse indépendante nous rapporte des révélations faites par les services de recherches et renseignements, ainsi que par des responsables politiques de premier plan, très au fait du fonctionnement de l’institution en question. Des révélations tonitruantes, à nous dresser les cheveux sur la tête…
Comme on le voit, la deuxième institution n’en est pas à son premier scandale. Loin de là, d’ailleurs. Un scandale de trafic de faux billets impliquant un parlementaire ; la rodomontade incendiaire avec des relents ethnocentristes gravissimes sans précédent d’un autre parlementaire qui menaçait de faire sortir des machettes… Les casseroles qui traînent, les castagnes devenues monnaie courante, et les invectives graveleuses qui fusent au sein de la Chambre qui abrite l’Assemblée du peuple. Pour ne citer que des épisodes qui n’auront échappé à personne. On aurait l’impression que le désordre fait partie du Règlement intérieur de l’institution. Mais il ne fait pas de doute qu’aucun de ces faits dramatiques qui remettent en question jusqu’à la légitimité et l’honorabilité même de ces élus, les «honorables députés», n’aurait pu avoir lieu sous la présidence de Léopold Sédar Senghor (1960-1980).
En se retirant du pouvoir à l’aube de 1981, Léopold Sédar Senghor a laissé en héritage à ses successeurs, la Nation la plus équilibrée, la plus stable et la plus décente, en un mot la Nation la plus humaine qu’il ait pu construire sous son magistère, et un Etat dont tous les grands corps sont, jusqu’à ce jour, non seulement existants mais en plus convenablement structurés et assurément fonctionnels sur la base d’un niveau très élevé de conscience civique et de professionnalisme : les Forces armées pour la défense du territoire national, le Conseil de la magistrature, l’Inspection des Finances publiques, les Affaires étrangères, la police et la gendarmerie nationales… La capacité de Léopold Sédar Senghor à structurer et opérationnaliser ces corps d’Etat indispensables et irremplaçables, en les dégageant de tout esprit identitaire et de tout esprit politique partisan, est la meilleure unité de mesure du souci qu’il se faisait pour la stabilité du pays, pour la cohésion de la société et par conséquent pour le devenir même de la Nation dont il avait la mission on ne peut plus exaltante de conduire les destinées.
De tous ces corps que Senghor a portés sur les fonts baptismaux, nous savons tous assurément qu’aucun n’est habité par une fibre ethnique ou confessionnelle qui remettrait en cause le fonctionnement de l’Etat et, du coup, ruinerait l’équilibre même de la société sénégalaise. Sinon le tissu national délicatement ouvragé par l’homme du métissage et du dialogue des cultures, l’homme du dialogue œcuménique, ce tissu précieux-là se serait progressivement effrangé au cours des décennies. Ironie de l’histoire, c’est à l’ère où les instances de dialogue («social», «des territoires», etc.) et de conseil («des collectivités», «économique, social» …) n’ont jamais été aussi nombreuses que notre cohésion nationale est vraisemblablement le plus menacée, par les dérapages graves sur la scène publique de nature à porter un coup à notre commun vouloir de vie commune.
Certes, en deux bonnes décennies passées à la tête de son pays, Léopold Sédar Senghor n’a pas réussi à transformer les pierres en pain. Certes, au 1er janvier 1981, le pays qu’il laisse à son successeur est pauvre et exsangue, pris dans le rets de cycles de sécheresse et d’ajustements économiques structurels aux effets dévastateurs sur le vécu quotidien de ses compatriotes. En quelque sorte, certes l’héritier du riche propriétaire terrien de Joal, qui clame fièrement son «âme paysanne», n’a pas réussi à laisser aux paysans sénégalais un héritage de richesses, mais quand en 2021, quatre bonnes décennies après son retrait du pouvoir, les rapports publiés sur la pauvreté par les agences d’Etat assermentées font état d’un niveau record de populations vivant dans l’indigence et la détresse (compte non tenu du coronavirus dont l’impact reste encore à mesurer), on est logiquement amenés à se demander : au fond, quelle différence majeure y aurait-il avec l’ère de Senghor ?
En plus, en étant le premier chef d’Etat de son pays, le premier homme d’Etat de son pays devenu indépendant, l’objectif majeur n’était pas tant de se forcer à opérer des métamorphoses et à créer des miracles que d’éviter des cassures et des catastrophes au sortir de la très longue période de domination coloniale. L’immense mérite du premier homme d’Etat, c’est d’avoir laissé en héritage une Nation digne de ce nom et un Etat viable, ce qui n’allait pas de soi. Il n’est qu’à voir le nombre de pays (dans notre sphère géographique sous-régionale ou ailleurs) ayant accédé à la souveraineté internationale en même temps que le Sénégal et où malheureusement à un moment donné ou à un autre de l’histoire, il n’y avait plus ni une Nation ni un Etat.
Chez nous, l’homme qui quitte le pouvoir en 1980 laisse un pays non seulement fréquentable, mais en plus reconnu et respecté sur le plan international. C’est un petit pays respecté qui est arrivé à se faire entendre en se dotant d’une diplomatie sans commune mesure avec sa taille économique. Le Sénégal est un parfait exemple du fait que, selon l’historien américain, Paul Kennedy, un petit pays bien organisé ayant à sa tête un Etat convenablement structuré et normalement fonctionnel puisse disposer d’une influence politique régionale et internationale sans commune mesure avec sa dimension géographique, son poids démographique et son pouvoir économique. C’est un pays qui non seulement ne peut se payer le luxe d’une «diplomatie du chéquier» mais qui au contraire est sensiblement dépendant des investissements étrangers et de «l’aide au développement» accordée par ses «partenaires» étrangers, un pays qui dans une large mesure n’a que ses ressources humaines au service de la défense des principes universaux que partagent beaucoup de nations.
Si notre pays est arrivé à se hisser à ce niveau de collaboration et d’écoute dans l’administration des affaires internationales, un niveau bien au-dessus de ses capacités financières et matérielles, c’est grâce à Léopold Sédar Senghor. Cela est d’autant plus vrai que l’indignation et la stupeur au sein de l’opinion publique, nées des révélations d’abus graves perpétrés par des élus, permettent de mieux saisir ce qui était aussi inconnu qu’inimaginable sous Léopold Sédar Senghor, connu pour son autodiscipline intransigeante et sa gestion rigoriste et inflexible des affaires de l’Etat. On peut reprocher tout ce que l’on veut à Léopold Sédar Senghor, mais l’Histoire retiendra l’image d’un homme d’Etat qui a pris la pleine mesure de l’exigence irréfragable de la responsabilité essentielle de fondateur et du sens ultime de l’action d’homme d’Etat qu’il laisserait inévitablement dans l’Histoire, l’image d’un homme d’Etat très pointilleux sur le protocole, préoccupé et motivé par la formation de citoyens imprégnés de la culture administrative, une culture dégagée de tout esprit politique sectaire et partisan, des citoyens imprégnés du sens de «l’organisation et de la méthode», du service public et des traditions républicaines inspirés par un appareil d’Etat viable, des citoyens qui arriveraient à s’adapter partout dans le monde. Pour un chef d’Etat dont l’esprit d’ouverture et le goût pour la diplomatie étaient très prononcés, c’était là tout l’enjeu de la formation d’une communauté de citoyens solide.
Au demeurant, c’est un homme de Lettres et de culture, ayant un esprit complexe et très éclectique, ouvert et analytique naviguant entre plusieurs univers de sens et puisant à toutes les théories de son temps, à la jonction de plusieurs disciplines des Lettres et sciences humaines, de la pensée et de la politique, par lesquelles la civilisation grecque ancienne dont il était passionné a rayonné sur tout le Vieux Continent. C’est ainsi qu’en explorant le vaste domaine de sa connaissance personnelle (de l’Histoire, des langues classiques comme modernes, des sciences humaines, des théories développées par les philosophes latins comme anglo-saxons sur le gouvernement de type civil, des mouvements littéraires, philosophiques et politiques, dont certains qu’il a vu naître et se développer lors de sa formation d’étudiant et ensuite dans sa fonction d’enseignant et son activité d’auteur) et en s’inspirant de l’exemple de ses prédécesseurs dans la conduite des destinées d’une Nation à travers le temps et sous toutes les latitudes, il a pu mettre en place une Nation viable et un Etat bien structuré et solide, et veiller à leur préservation en se montrant intraitable sur les principes essentiels.
L’homme d’Etat à la tête d’une jeune Nation en construction était soucieux de former des ‘citoyens du monde’, c’est-à-dire des individus obéissant à des canons de comportement universellement reconnus (comme l’éthique de la tolérance des différences fondamentales, le respect de l’autre et de son altérité, le respect de la parole donnée et des engagements à tenir à commencer par le souci de la gestion du temps qui passe, le sens de la probité, les codes de l’honneur et du déshonneur…), des canons transculturels tels que ses concitoyens auraient la faculté de pouvoir s’adresser à tout le monde, et de ce fait gagneraient plus facilement la confiance des autres Etats et nations du monde pour exercer des responsabilités à un niveau très élevé dans les instances internationales. Il n’y a qu’à voir pour preuve, le nombre significatif de citoyens sénégalais qui ont eu à occuper de hautes fonctions exécutives ou qui ont des responsabilités délicates de médiation dans des institutions aussi prestigieuses que les agences des Nations unies ou dans d’autres organisations internationales : la Fao, l’Unesco, Amnesty Interna­tional ou d’autres institutions de défense des droits de l’Homme, sans compter les généraux de l’Armée sénégalaise ayant été à la tête d’une mission de maintien de la paix des Nations unies en Afri­que ou ailleurs dans le monde, etc.
A la base de cette marque de confiance manifestée à nos dignes compatriotes ayant représenté notre pays, il y a incontestablement l’esprit civique conçu et inspiré par le fondateur de l’Etat sénégalais, et avec cet esprit toutes les valeurs partagées par les nations du monde et qui permettent de se faire respecter par des pairs étrangers et de contribuer au rayonnement international de notre pays.
Il est connu que la diplomatie s’appuie en premier lieu sur les ressources intangibles d’un Etat que sont entre autres la cohésion de la Nation, le degré d’universalité des valeurs que la Nation partage avec les autres nations du monde, et la capacité de l’Etat à se projeter pour se faire entendre dans les instances internationales de réunion, de concertation et de décision, en d’autres termes sa place au sein de la communauté des nations, ce qui est indissociable de l’universalité de ses valeurs. C’est de cette façon que dans le cas du Sénégal, pays alors aux ressources matérielles très limitées mais riche de ces ressources intangibles, Léopold Sédar Senghor, fondateur de la Nation, a pu poser les bases d’une politique envers les autres Etats et nations du monde qui dépasse de loin les ressources économiques d’un pays pendant longtemps classé par les institutions financières internationales comme un Pays moins avancé (Pma) ou pis un Pays pauvre très endetté (Ppte), parmi ceux qui reçoivent le plus l’aide étrangère.
La diplomatie est une affaire d’Etat, et c’est le fondateur de l’Etat sénégalais qui a été également le fondateur de la diplomatie sénégalaise. Et pour avoir fondé un Etat stable et respecté, avec une bonne réputation, ce qui inspire la confiance des Etats étrangers et des institutions internationales, il a en même temps créé les conditions de rapports équilibrés avec les autres Etats et nations du monde. La stature et le charisme de l’homme d’Etat sont tels qu’en ayant travaillé, tout au long de son magistère, à poser les bases d’un Etat solide et à arrimer en même temps la jeune nation sénégalaise aux valeurs universelles de probité et de rectitude, de cohabitation pacifique entre les ethnies et les religions, de conciliation des contraires, d’ouverture sur le monde, d’échanges fructueux, de cosmopolitisme, Senghor a imposé la présence de notre pays dans des instances où ne le prédisposaient ni sa dimension géographique ni ses ressources matérielles tangibles. En somme, la disproportion entre le faible poids financier et économique du Sénégal et son rayonnement sur la scène internationale, depuis plusieurs décennies, qui est tout à l’avantage du pays, est à mettre intégralement au crédit de Léopold Sédar Senghor ; ses successeurs le lui doivent entièrement et doivent en rester les garants intransigeants.
Or, nous savons tous que l’esprit civique s’est considérablement effrité à bien des niveaux de la vie de notre Nation. Et les appels au civisme ne sont jamais suivis par des faits pratiques, par le bon exemple qui doit venir d’en haut, et au besoin par la sanction exemplaire, juste et équilibrée, sans aucun esprit clientéliste. Mais quand les abus graves portés contre l’intégrité des institutions de la République et contre la cohésion de la Nation sont le fait d’élus, dépositaires de la confiance de leurs concitoyens, quand les entorses graves commises contre les lois et règlements ne sont plus le fait du justiciable ordinaire, mais plutôt le fait de concitoyens qui s’estiment plus à même de porter la voix de la Nation et d’incarner l’Etat, nous devons tous nous inquiéter. Quand des soupçons graves pèsent sur la probité de certains de nos concitoyens dont l’honorabilité ne devrait faire l’objet d’aucun doute, c’est l’institution qu’ils incarnent qui se désintègre et se désagrège. On assiste alors à la corruption des institutions, des instances d’équilibrage des pouvoirs et de contrôle de la gestion du bien public. A terme, la corruption des institutions et de la société politique en ce qu’elle a de plus honorable corrompt la citoyenneté./.
Abou Bakr MOREAU
Enseignant-chercheur, Etudes américaines, Ucad 
Auteur de «Un perpétuel retour en grâce…»
Editions Lettres de Renaissance, 2018.