Circuler, rien à voir au Sénégal. Le 7 août 2003, le Procureur général près la Cour d’appel de Dakar concluait à un non-lieu de la procédure pénale activée à la suite de la tragédie du Joola dans la nuit du 26 au 27 septembre 2002 au motif que seul le Commandant du bateau était responsable. Ce dernier ayant péri dans le naufrage, l’action publique s’éteignait en conséquence. Cette thèse ne nous satisfait point dans la mesure où il est aisément démontré d’une part que ce dernier était sous le commandement de la Marine nationale, et que d’autre part, c’est en connaissance de cause que le ministère du Transport a laissé naviguer un bateau dépourvu de tous les certificats de sécurité obligatoires en matière de transport maritime. Il en résulte que ces responsables politiques pouvaient et devaient être poursuivis sous le fondement d’homicide et blessures involontaires du fait d’une violation manifeste et délibérée d’une obligation de sécurité. Par ailleurs, même si notre analyse n’aborde point cet aspect, les responsables concernés relevaient aussi de l’incrimination pénale de défaut d’assistance de personnes en péril, dans la mesure il est effectivement prouvé que les passagers du bateau, suite au naufrage, sont restés de 23 h à 6 h du matin sans être secourus. Au demeurant, nos gesticulations doctrinales seront entièrement reprises par le juge français.
Volte-face des autorités judiciaires françaises. La Justice française a été saisie par les familles des victimes françaises en 2003 et a ouvert une instruction du chef d’homicides involontaires et non-assistance à personnes en péril. Le 13 septembre 2008, le juge d’instruction français du Tribunal de Grande Instance d’Evry a lancé des mandats d’arrêt contre des personnalités sénégalaises dont une ex-Première ministre, dans le cadre de l’information judiciaire ouverte en France sur le naufrage du Joola, à la suite de la plainte de familles de victimes françaises de ce drame.
Il faut à notre sens considérer deux arguments d’importance dans cette affaire, à savoir d’une part la question de la Convention d’entraide judiciaire du 29 mars 1974 qui lie la France au Sénégal et d’autre part, la question de la compétence d’une juridiction française dans le naufrage du Joola. S’agissant de la première, le constat est qu’à plusieurs reprises, les autorités sénégalaises ont refusé l’exécution des commissions rogatoires internationales délivrées le 21 novembre 2003 et le 10 juin 2005 en invoquant une atteinte portée à la souveraineté, la sécurité et l’ordre public du Sénégal. Argument au demeurant recevable puisque prévu par la Convention de 1974. Et finalement, quand le Sénégal a autorisé le juge d’instruction à se rendre au Sénégal du 14 au 18 janvier 2008, ce juge n’a pu à cette occasion, effectuer tous les actes d’enquête envisagés et au sujet desquels, il avait reçu des assurances. S’agissant en second lieu de la compétence des juridictions françaises, il résulte des articles 689 du Code de procédure pénale et 113 alinéa 7 du Code pénal que les auteurs ou complices d’infractions commises hors du territoire français peuvent être poursuivis et jugés par les juridictions françaises lorsque la Loi française est applicable. En droit français, seule la qualité de Français de la victime directe de l’infraction commise à l’étranger, en l’espèce la compétence personnelle passive, attribue donc compétence aux lois et juridictions françaises.
C’est dans ce contexte que le juge d’instruction, afin de poursuivre son enquête, a délivré neuf mandats d’arrêt. Il s’agit d’une décision strictement judiciaire et qui trouve un fondement dans le fait que le juge d’instruction français a la compétence de décerner des mandats d’arrêt internationaux aux personnes visées dans la plainte des familles de victimes, surtout lorsque ces personnes n’ont jamais déféré à ses convocations. En effet, il résulte de l’article 131 du Code de procédure pénale français que si la personne est en fuite ou si elle réside hors du territoire de la République française, le juge d’instruction, après avis du Procureur, peut décerner contre elle un mandat d’arrêt si le fait comporte une peine d’emprisonnement correctionnelle ou une peine plus grave.
De la suite des mandats d’arrêt internationaux ? A l’analyse du droit positif sénégalais, deux obstacles s’opposaient à l’exécution de ces mandats. Ils relèvent d’une part d’un constat qui au demeurant n’est pas une spécificité de la Justice sénégalaise. Il s’agit du fameux lien hiérarchique qui existe entre le Parquet et le ministre de la Justice. Traditionnellement décrié, du fait de la possibilité d’injonctions positives ou négatives de la part du ministre au Parquet, le risque relativement aux circonstances de cette cause est certain de l’inexécution voire de l’ineffectivité de ces mandats. D’autre part, c’est aussi constater les réticences d’une possible extradition des personnes concernées du fait de leur nationalité, en invoquant le principe de la territorialité infractionnelle et ce lorsque la demande extraditionnelle est fondée sur la nationalité de la victime.
En définitive, force est de constater de l’inopérance de ces mandats qui ne se justifiaient juridiquement et judiciairement qu’en termes de règlement de la procédure à l’encontre des personnes visées. En France, le Parquet général a aussitôt fait appel des mandats avec pour argument principal le fait que deux personnes bénéficiaient d’une immunité liée à leurs fonctions.
La Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris, saisie d’examiner la régularité des actes de procédure, a déclaré la nullité de ces deux mandats d’arrêt, estimant que les deux anciens ministres bénéficient d’une immunité. En janvier 2010, la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la Chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris qui avait annulé en juin 2009 les mandats d’arrêt contre ces deux personnes et subséquemment de toutes les procédures les concernant …
Fin des représentations théâtrales judiciaires ? Ce 27 octobre 2014, la Justice ordonne un non-lieu en invoquant des obstacles relevant des dispositions du Droit international. En cela, le juge français abonde dans le sens de la décision de janvier 2010 de la Cour de cassation qui avait confirmé l’arrêt de la Chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris qui avait annulé en juin 2009 les mandats d’arrêt contre ces deux personnes et subséquemment de toutes les procédures les concernant. C’est effectivement une fin des représentations théâtrales judiciaires de cette extraordinaire affaire. Mais est-ce la bonne fin ? Le traitement de ce naufrage aux allures criminelles (violation du jus cogens) continue de susciter des interrogations juridiques et judiciaires sur le fondement de cette dernière décision.
En effet, une lecture de l’arrêt de la Cour de cassation française qui, faut-il le rappeler, n’est que juge de droit et rarement des faits, invoquait in subreptice l’élément de la coutume internationale qui constitue un obstacle à la poursuite des Etats devant les juridictions pénales d’un Etat étranger et ce par une interprétation extensive des organes et entités qui constituent l’émanation de l’Etat ainsi qu’à leurs agents en raison d’actes qui, comme dans le naufrage du Joola, relèveraient de la souveraineté de l’Etat du Sénégal.
Souveraineté attachée au fait que le Joola assurait une mission de service public non commercial, géré par la Marine nationale et armé par un équipage militaire, ce qui en définitive lui conférait le statut de navire militaire. Hic….Il faut ainsi fort logiquement admettre et reconnaître une certaine immunité aux autorités maritimes et publiques étrangères. Il y a là une jonction des immunités attachées aux navires de guerre, aux immunités des hommes politiques.
Il est donc naturel de discuter sur la question de savoir si le Joola était un navire de guerre ? Pour rappeler que si ce navire, bien qu’étant d’Etat, était exclusivement affecté à une activité commerciale doit en conséquence relever du statut d’un navire privé.
Et à juste titre, non fin des représentations judiciaires théâtrales, les articles 1er et 2 de la Convention de Bruxelles du 10 avril 1926 relative aux immunités des navires d’Etat, s’opposent à ce qu’on puisse invoquer dans ce cas une immunité, qu’elle soit «de juridiction» ou «d’exécution».
Seule en effet l’activité des navires d’Etat «affectés à une activité exclusivement gouvernementale et non commerciale» est fondée à générer de telles immunités (v° art. 3 de la Convention de 1926).
Le Joola n’est donc point enterré juridiquement et judiciairement. A ceux qui trépignent, dansent, farandolent et crient victoire, je rappelle que la vérité judiciaire n’est qu’une vérité, celle des hommes et d’un moment. A ceux-là, un peu de décence, les morts ne sont pas morts, beaucoup d’entre eux ne sont pas encore en terre, ils voyagent au fond de la mer, nous regardent et réclament justice pour que leurs esprits et leurs âmes puissent reposer en paix.
Mady Marie BOUARE
Maitre de conférences à l’Ugb
Docteur en droit privé et sciences criminelles
Avocat au Barreau de Paris