Les morts, les destructions de biens publics et privés, les emprisonnements massifs, les brutalités policières à l’encontre d’enfants et surtout la vitrine démocratique qui se craquèle à la face du monde nous disent que quelque chose a vacillé dans notre pacte républicain. Les racines des violences observées sont profondes et dépassent le strict cadre partisan.
Je ne peux pas ne pas comprendre la colère des jeunes qui caillassent et brûlent. Dans des livres et des articles, j’ai toujours essayé de documenter les drames ordinaires du peuple, celui de Pikine, de Thiaroye ou de Guédiawaye. Je le connais, ce peuple, car je suis issu de ses entrailles. Ce peuple n’est gouverné ni dans la vertu ni dans le respect dû à sa simple humanité. On lui nie tout jusqu’à la possibilité de vivre dans la décence.
Ce peuple, avec son avant-garde juvénile, après des décennies de complaintes, exige la justice, l’exemplarité et la fin de l’arrogance d’une caste corrompue et immorale.
Ces jeunes qui manifestent sont des enfants de la République. Ils posent des questions légitimes auxquelles il faut apporter des réponses sérieuses autres que des accusations fantaisistes de terrorisme, de complot étranger ou d’instrumentalisation par des forces occultes.
Ce peuple souffre et voit la politique devenir un moyen d’enrichissement rapide par une caste arrogante et méprisante. L’énergie de ce peuple dans les rues du Sénégal est nourrie par l’absence de justice dans le naufrage du Joola comme dans les affaires politiques Karim Wade et Khalifa Sall, les scandales comme Petrotim, le luxe insolent dans lequel une infime partie du pays vit, l’immixtion de la famille dans les affaires publiques, les images de séances privées de vaccination organisées alors que les étudiants en médecine exposés au Covid-19 sont ignorés. Il faut aussi interroger le rôle de la Rts, média de propagande digne de la Pravda et l’impact de tous ces incompétents que la politique a conduit au cœur de l’appareil d’État.
Les exemples sont nombreux et disent quelque chose du rapport au pouvoir qui s’est instauré dans notre pays ; un rapport de jouissance pendant que la misère engloutit les masses. Il y a eu environ 500 jeunes qui ont péri en voulant fuir notre pays par la mer. Le silence du gouvernement fut éloquent. La seule voix entendue fut celle du Délégué à l’entreprenariat, qui profane la mémoire de ces morts en les accusant «d’être seuls responsables en voulant partir de manière frauduleuse».
Ce qui se passe en ce moment n’est pas d’une sédition, encore moins un soutien à Ousmane Sonko. Ces jeunes expriment un ras-le-bol général que chacun d’entre nous peut comprendre s’il est de bonne foi.
Nous sommes dans une profonde crise. La crise, selon Gramsci, est ce moment où le vieux se meurt et le neuf tarde à arriver. Le théoricien italien précise que dans cet entre-deux surgissent les montres. Aujourd’hui, ces monstres sont autant dans le pouvoir que dans l’opposition. Ils ont des noms, des militants et des thèmes. Ces monstres veulent prendre en otage notre pays et le retirer aux vrais républicains et aux authentiques patriotes.
A court terme, le chef de l’État doit réparer le lien abimé entre la jeunesse et les institutions, respecter le calendrier républicain, organiser rapidement des élections locales et annoncer clairement qu’il va respecter la constitution en quittant le pouvoir en 2024. À long terme, il faudra radicalement changer de modèle et passer de cette démocratie procédurale à une démocratie substantielle pour que cette république ne soit plus celle, comme le dit Alioune Badara Cissé, du «citoyen à part entière face au citoyen entièrement à part».
J’ai suivi pendant un mois, presque de manière quotidienne, cette affaire. J’en tire une conclusion qui m’effraie : la digue a cédé sans que nous nous en rendions compte. La République est devenue un signifiant vide qu’il faut à nouveau remplir de sens et incarner. Il est illusoire de vouloir une République quand il n’y a plus de républicains. La médiocrité de notre classe politique était un fait établi, désormais son écrasante majorité n’est plus républicaine, et ceci est un danger encore plus grave que les émeutes actuelles, car la république est notre ultime rempart contre les abus et les passions tristes.
Je finis par une pensée pour mon ami Guy Marius Sagna, qui croupit dans des geôles déjà surpeuplées inutilement. J’espère revoir vite Guy, pour le prendre dans mes bras, l’embrasser et lui redire combien je l’aime, combien il est précieux.