Je n’aime pas lire Charlie Hebdo. Le 11 janvier 2015, j’étais Charlie. 5 ans plus tard, je demeure Charlie. Tout d’abord, car personne ne devrait mourir pour un dessin ni pour un article. La rédaction décimée de Charlie Hebdo par les frères Kouachi était un repaire d’anarchistes défroqués, de vieux potaches qui trompaient l’ennui dans un journal à l’agonie. On ne tue pas des dessinateurs, comme c’est un acte barbare que de décapiter un prof pour avoir montré des caricatures.
Critiquer la presse est légitime et même salutaire dans une société ouverte, mais tuer des journalistes est une atteinte à la liberté, car ils sont les vigies de la démocratie et les remparts de la société, à chaque fois que celle-ci a failli basculer dans l’horreur.
J’ai toujours fait mienne cette belle formule du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant, coécrit par le trio Diego Rivera, André Breton et Léon Trotski (même si ce dernier a refusé de le signer) : Toute licence en art. Le journalisme est un art, et l’art a comme colonne vertébrale la liberté.
Je me situe, en matière de liberté d’expression, dans le camp des maximalistes. Et c’est pour cette raison aussi que j’ai trouvé intéressante la marche du 7 novembre dernier à Dakar, pour dénoncer les caricatures jugées «blasphématoires» contre le prophète Mohamed (Psl) en France.
Des Français, en premier lieu Emmanuel Macron, ont le droit de réclamer la poursuite des caricatures au nom de la liberté de blasphémer, qui est une variante de la liberté d’expression. Au nom de cette même liberté d’expression, des Sénégalais ont eu raison d’exprimer leur colère contre ces dessins de mauvais goût et de dénoncer l’islamophobie en France.
La liberté d’expression ne peut être à sens unique, encore moins l’apanage des pays industrialisés. Se battre pour des symboles doit aussi être une réalité dans nos économies les moins avancées. Aussi, que la jeunesse se sente concernée par le débat international est très important, car c’est ainsi que nous nous projetons dans le temps du monde, pour donner corps au vœu exprimé par Felwine Sarr et Achille Mbembe, d’«africaniser la question planétaire». L’Afrique qui conjugue sa voix au temps du monde à l’ère des réseaux sociaux et de la circulation à outrance des intelligences est un pas majeur franchi.
La marche contre l’islamophobie en France  est intéressante, car elle fait basculer la loupe française sur cette expression vague et souvent impertinente de «monde musulman». Dans l’opinion française, le «monde musulman», c’est l’Algérie, l’Arabie Saoudite et le Qatar. Or les Arabes ne constituent que 20% des musulmans. Ce «monde musulman», c’est en réalité l’Indonésie, la Turquie, l’Albanie et le Kosovo qui sont au cœur de l’Europe, Brunei, le Nigeria ou encore le Sénégal.
Il n’y a pas de commentateurs et d’intellos «laïcards» blancs, parisiens, fervents républicains et des arabes antis-Charlie, barbares et adeptes du terrorisme. Il y a des esprits ouverts de Tirana à Dakar, d’Essaouira à Berlin, comme tous les autres ailleurs décentrés de Paris, qui s’opposent avec radicalité au totalitarisme islamiste et prônent une fraternité humaine qui va au-delà de la couleur de peau et de la foi.
Il y avait dans la foule de la marche contre l’islamophobie de Dakar des militants progressistes, croyants comme non croyants, opposés à tous les extrémismes. Figurait dans la foule mon ami Guy Marius Sagna, catholique d’extrême-gauche. Guy, Républicain viscéral, par sa culture, est outillé pour donner à Emmanuel Macron, qui cède depuis 2017 au camp raciste et islamophobe de son pays, des cours sur la laïcité. Il lui parlerait de Senghor, de Joal Fadiouth, de la Casamance, de l’abbé Jacques Seck et de toutes ces armes miraculeuses de la laïcité dans notre pays qui font qu’elle n’oppose pas, mais unit, ne stigmatise pas, mais tempère.
C’est cet idéal de la laïcité obtenu par le modéré Aristide Briand sur le camp des durs représenté par Emile Combes, après un débat épique, qui a été dévoyé. Un idéal que secrète pourtant en France la loi de 1905, qui est venue pacifier l’espace public et mettre un terme au conflit entre l’Eglise et les libéraux depuis la Révolution.
La nouvelle élite politique française, en plus de sa frappante inculture, est devenue peu soucieuse de l’histoire et du sens de la République laïque comme moteur d’interconnexion de destins au service d’une unité nationale. Les saillies guerrières du ministre de l’Intérieur de Macron traduisent une vision étriquée du monde, et une volonté de capter un électorat devenu extrême sur cette question de l’identité et de l’islam.
La laïcité n’est pas la négation du fait religieux, mais la stricte neutralité de l’Etat vis-à-vis des cultes. Mais plus que l’affaire concrète des caricatures, ce débat est à nouveau une preuve d’abaissement de la France, en contradiction avec sa vocation affirmée d’universalité qui doit garantir en premier l’égalité de ses citoyens devant la loi.