Passage en force, lobbying musclé, recrutement d’anciens hauts-fonctionnaires… Une enquête internationale de journalistes montre que la plateforme Uber a eu recours à des pratiques brutales et a «enfreint la loi» pour s’imposer malgré les réticences des politiques et des taxis. 

Le Guardian, un quotidien britannique, a obtenu et partagé avec le Consortium international des journalistes d’investigation (Icij), quelque 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, comprenant des emails et messages des dirigeants d’Uber à l’époque, ainsi que des présentations, notes et factures. Dimanche 10 juillet, plusieurs quotidiens (dont le Wa­shington Post aux Etats-Unis et Le Monde en France) ont publié leurs premiers articles tirés de ces Uber Files. Ils mettent en avant certaines méthodes employées pendant ces années d’expansion rapide, mais aussi de confrontation pour Uber, de Paris à Jo­hannesburg. «L’entreprise a enfreint la loi, trompé la police et les régulateurs, exploité la violence contre les chauffeurs et fait pression en secret sur les gouvernements dans le monde entier», affirme le Guardian en introduction.

«La violence garantit le succès»
En cherchant à passer en force contre la réglementation sur les transports de personnes, Uber a souvent suscité des réactions violentes dans les pays où il s’est implanté. L’exemple le plus remarquable est sans doute la France, où une quasi guerre s’est déclenchée entre les taxis traditionnels et les chauffeurs VTC de la plateforme. Loin de chercher le calme, le groupe veut en profiter pour faire avancer sa cause auprès du gouvernement français, se souvient un ancien cadre du groupe. Des campagnes de presse ou des manifestations sont même organisées pour ternir l’image des taxis. Les articles mentionnent notamment des messages de Travis Kalanick, alors patron de la société basée à San Francisco, quand des cadres se sont inquiétés des risques pour les conducteurs qu’Uber encourageait à participer à une manifestation à Paris. «Je pense que ça vaut le coup», leur a répondu le cofondateur. «La violence garantit le succès.» Ailleurs dans le monde, les chauffeurs Uber sont attaqués, tués. Dans l’un de ses marchés les plus porteurs, comme l’Afrique du Sud, ils peuvent finir brûlés vifs, visés car la loi leur permet de se faire payer en cash, attisant les convoitises. Mais c’est surtout la violence du management qui est pointée du doigt quel que soit les pays où le groupe est implanté. Si la nouvelle direction a réformé les pratiques les plus choquantes, les chauffeurs, surtout dans les pays les moins développés, continuent d’être sous-payés, sans possibilité de se défendre en se syndiquant.

L’entreprise ne s’excusera pas
«Nous n’avons pas fait et ne ferons pas d’excuses pour des comportements du passé qui ne sont clairement pas alignés avec nos valeurs actuelles», a indiqué Jill Hazelbaker, vice-présidente chargée des Affaires publiques d’Uber, dans un communiqué en ligne. Uber rappelle que les médias ont déjà abondamment couvert les erreurs de l’entreprise d’avant 2017, de la presse aux livres et même à une série télévisée. «Uber est maintenant l’une des plateformes de travail les plus importantes au monde et fait partie de la vie quotidienne de plus de 100 millions de personnes. Nous sommes passés d’une ère de confrontation à une ère de collaboration», élabore Jill Hazelbaker.

Entrées au sein de l’Administration Obama
L’entreprise américaine a notamment utilisé ses entrées dans la Présidence de Barack Obama pour exercer son lobbying. David Plouffe, qui a conduit la première campagne présidentielle de Barack Oba­ma, est devenu son Conseiller spécial jusqu’à 2013 avant de partir travailler chez Uber. En 2015, il fait jouer son réseau et contacte ses anciens collègues qui ont eu une promotion avec le second mandat du Président américain. Il y a par exemple Matthew Barzun devenu am­bassadeur au Royaume-Uni qui organise un événement pour promouvoir Uber auprès des ministres de la Reine. David Plouffe fait aussi le tour des capitales d’Europe d’Afrique et du Moyen-Orient, en s’appuyant à chaque fois sur les ambassadeurs et le gouvernement américain comme levier du développement de Uber, mais l’ancien directeur de campagne nie avoir mal agi. En 2017, David Plouffe est pourtant condamné à 90 000 dollars par le comité d’éthique Chicago pour avoir fait du lobbying auprès du maire de la ville, qui avait été directeur de Cabinet de Barack Obama.

Le volet français
L’un des volets de l’enquête concerne la France, et comment un certain Emmanuel Macron a plaidé la cause du groupe américain. En 2014 et 2015, alors qu’Uber est en pleine expansion. Mais en France, le groupe est visé par des enquêtes. Les taxis lui font la guerre à cause surtout de l’offre Uberpop qui permet à tout détenteur de véhicule de s’improviser chauffeur sans licence. Au gouvernement, le Pdg d’alors, Travis Kalanick, et ses équipes rendent plusieurs visites au ministre de l’Economie Emmanuel Macron. Uber demande l’assouplissement de la loi Thévenoud qui encadre le secteur, notamment la durée de formation des chauffeurs jugée trop longue. Indice qu’Uber a trouvé une oreille attentive : ce changement finira par arriver par décret. En échange, Uber doit abandonner le service Uberpop. Mais il y a toujours plus de chauffeurs à Paris, Mar­seille, ce qui attise le conflit VTC/ taxis sur fond d’accusation de dumping social et fiscal. Et dans cette guerre, les alliés d’Uber ne se trouvent pas au ministère des Transports ou du Travail, mais à Bercy. Le service de presse de l’Elysée, interrogé par Radio France, a répondu simplement que les fonctions passées du Président l’ont naturellement amené à échanger sur les moyens de lever les verrous pour faciliter la mutation des services qu’incarnait Uber à l’époque.
Rfi