Le Président Abdou Diouf avait, il est vrai, lancé son fameux appel au Sursaut national dans les années 90 si je ne m’abuse, pour inviter les Sénégalais à s’unir autour de l’essentiel.

Aujourd’hui plus qu’hier, la question se pose pour notre pays, naguère cité en référence, et qui présente aujourd’hui des signes inquiétants, tant la fracture s’annonce béante entre deux camps qui se font face. En tout cas, c’est la figure imposée qui n’augure rien de bon, parce que teintée de subjectivité pour ne pas dire plus, au regard du discours quasi haineux qu’on entend.

Tout semble accréditer aujourd’hui la thèse selon laquelle on est obligatoirement pour ou contre le pouvoir. Ceux qui ne sont ni pour l’une, ni pour l’autre partie sont taxés, selon leurs opinions, de partisans ou tout simplement voués aux gémonies. C’est le schéma mortifère dans lequel on veut nous enfermer, et qui charrie toute cette irritabilité à la critique sur notre gouvernance publique et de fait, sur notre démocratie.

La confusion malheureuse volontairement entretenue d’ailleurs, entre le chef de parti et/ou de coalition, c’est selon, et le chef de l’Etat, ajoute à cet embrouillamini. Dans quel cas on parle de l’un qui est une institution républicaine, et dans quel autre c’est le leader de parti, dont il est question du point de vue de ses adversaires, de ses concurrents devrais-je dire. C’est ce dédoublement fonctionnel qu’il faut défaire comme préalable nécessaire à la clarification des postures. La charte de gouvernance des Assises nationales a réglé définitivement cette question. Quid de sa mise en œuvre ? Là est la question.

La situation dans laquelle on vit aujourd’hui est, toutes proportions gardées, semblable à celle de la Côte d’Ivoire à la veille de la crise politique de 2010-2011, où les protagonistes ont joué à se faire peur au point que l’irréparable s’est produit. Aujourd’hui encore, ce pays frère panse ses plaies.
Devons-nous attendre que la fracture politique qui est vécue actuellement, se transforme en une fracture sociale, si ce n’est déjà le cas, et se traduise par un délitement de notre société et des valeurs cardinales qu’elle incarne pour tirer la sonnette d’alarme ? Assurément non.

C’est, de ce point de vue, que je salue la posture d’alerte des 142 intellectuels dont les profils ne laissent aucune place à des relents politiciens ou d’hostilité vis-à-vis du pouvoir actuel. Le Pr Serigne Diop, je peux l’affirmer, n’apposerait pas sa signature sur ce document si par le ton, la pertinence des faits qu’il pointe, et la forme qu’elle revêt, avait une once d’intérêt politique. Je pense que le Sénégal doit respecter ses fils qui, quoi qu’on en dise, ont porté l’emblème du Sénégal à un très haut niveau. Au Sénégal, on a pris l’habitude depuis une dizaine d’années, «d’intellectualiser la médiocrité», pour reprendre les propos de Serigne Cheikh Tidiane Sy Al Makhtoum (Rta) au Gamou de 2008. Les préoccupations soulevées par ces 142 personnalités de différents pays, et œuvrant avec excellence dans différents domaines, n’appellent rien d’autre que des réponses point par point, si tant est qu’il y en avait, et non des philippiques.
Ils ont fait leur devoir, et je voudrais à ce propos relever pour les retenir, les propos de Oustaz Ahmed Dame Ndiaye (un éminent intellectuel) sous la forme d’une interpellation tirée de la sourate Mahida aya 63. Celle-ci fait référence à un contexte marqué par un groupe dominant qui violait les lois ou les appliquait selon son bon vouloir, en les mettant sous le sceau de la légalité pour sévir sans retenue. D’où l’interpellation du Coran à travers cette sourate au paragraphe 63 : «Pourquoi alors les intellectuels et les chefs religieux n’avaient-ils pas alerté ?»

La traduction de cette interpellation trouve réponse dans presque ce qui est devenu une tradition dans notre pays et qui d’ailleurs fait qu’à chaque moment que le Sénégal traverse une situation de crise, on se remémore les propos pleins de sagesse de Mawlana Cheikh Abdoul Aziz Sy Dabakh. Je voudrais convoquer ici et maintenant la sagesse de ce saint homme (Qu’Allah le rétribue) qui indique la voie à tous ceux qui prennent la parole publiquement, et Dieu sait qu’ils sont nombreux. D’autres auraient peut-être convoqué le «tamis de Socrate».

J’invoque, pour ma part, la parole de grand homme du siècle sous la forme de 4 questions qui elles seules peuvent constituer un bréviaire.

D’abord, est-ce que celui qui prend la parole est bien habilité ou a la qualité pour le faire ? (Kokou) La réponse tombe sous le sens pour tous les 142. Elle est affirmative à quelque niveau où on se situe, a fortiori pour le Pr Serigne Diop (il a été mon professeur et je fais partie de ceux à qui il a dispensé son premier cours de Droit constitutionnel, alors qu’il venait juste de prendre la charge du Pr Max Gounelle à l’Ucad), député, plusieurs fois ministre -y compris de la Justice-, médiateur de la République. Il est plus que qualifié à apprécier l’état de notre démocratie, mais aussi en tant qu’aîné, habilité à demander avec d’autres, une mesure de clémence pour Ousmane Sonko, surtout au regard de l’état de santé de ce dernier. Ensuite, est-ce que ce qu’il dit est bien vrai. Oui, parce que les signataires du manifeste des 142 ont convoqué des faits, et rien que des faits. J’ajoute que dans une démocratie, on ne peut pas restreindre les libertés publiques de manière discrétionnaire et de manière indéfinie au prétexte que la sécurité est en jeu. On l’a vu concernant les coupures d’internet, et curieusement cela apparaissait comme un fait «normal».

Je ne parle pas de la coupure de Walfadjri sans qu’on sache d’où vient la décision inique de couper le signal de cette télévision, et les rafles tous azimuts qui ont fini de surpeupler nos prisons de personnes dont le seul tort est de manifester (et encore) leur opposition au pouvoir en place.

Comment le dire ? C’est la 3ème question/interpellation de Mame Abdou. Avec la manière, le ton et l’élégance, en tout cas, c’est mon point de vue, les 142 se sont exprimés. Il n’y a rien qui soit excessif, agressif ou inconvenant. C’est vrai, la vérité en général est très difficile à accepter, surtout quand on est entouré de gens qui ont fini par perdre toute capacité de remise en cause et qui évoluent avec la conviction forte que celui qui n’est pas avec moi est contre moi. Il devient un adversaire à abattre. C’est tragique pour notre élite. Ne dit-on pas souvent que l’Afrique est malade de ses élites ? Heureusement pas toutes, car on a vu dans un passé récent des débats très éclairés et éclairants entre le Pr Souleymane Bachir Diagne et Boubacar Boris Diop, mais également celui qui a eu lieu entre les éminents professeurs Jacques Mariel Nzouankeu et Abdel Kader Boye. Encore lui, me dira-t-on, je dirai oui, ce n’est pas nouveau chez le Pr Boye. Alors pourquoi ces cris d’orfraie. Enfin, le moment choisi par les 142, c’est important selon le patriarche de Tivaouane pour asseoir une parole publique pertinente. Magum waxoonako moo gëne xamoon naa ko. Il fallait alerter, ils l’ont fait, il appartient à ceux à qui cette alerte est destinée de prendre leur responsabilité pour que ce pays qu’on aime tant puisse continuer de voguer sur sa stabilité et sa teranga légendaire, qui a accueilli tant et tant de sommités de ce monde. A l’époque, Abdou Diouf avait magistralement transformé l’appel du sage avec sa fameuse métaphore sur la pomme et l’orange, en mettant en place un Gouvernement de majorité présidentielle élargie (Gmpe) qui permet au Sénégal de franchir cette étape critique. Que l’on se comprenne bien, il ne s’agit pas d’un plaidoyer pour un Gmpe, c’est juste un exemple pour situer la temporalité de la pertinence de la prise de parole publique de cet éminent homme de Dieu.

Ma tristesse a été grande de constater que pour toute réponse, la horde Bby et ses soutiens sont tombés à bras raccourcis sur le Pr Diop et ses cosignataires, comme ils l’avaient fait pour Felwine Sarr, Boris Diop et d’autres, par des propos qui ont laissé plus d’un dans une grande sidération, et confortant mon sentiment que notre pays est devenu profondément divisé.

L’honnêteté du discours est toujours suspecte, car on reproche à son auteur de n’avoir pas pipé mot lorsque tel fait ou tel autre s’est produit. Bref, on essaie de nous installer sous une direction de la pensée, ou tout au moins on transforme tous les citoyens souvent plongés dans les urgences de ce pays à être des officines de propagande ou de police de la parole qui H24 écoutent ce que disent les hommes politiques pour porter des appréciations, et condamner quand ça nous arrange. Diantre, nous sommes dans un pays de liberté !
A l’analyse lucide des deux documents (celui des 142 et celui de 1220), on constate à l’identique que ce sont des éléments de langage servis sur des plateaux de télé par des individus qui en avaient une maîtrise approximative, qu’on retrouve dans le pamphlet des 142. J’ai même entendu une brave dame dire qu’il était possible d’aller au-delà de 1220 signataires. Pour dire quoi ? Est-ce une affaire de nombre ? Bien sûr, en compilant une liste de personnes sur laquelle on voit même des signataires dont la profession est ancien candidat à la présidentielle, on pouvait ! Oui très bien, avec du «tout venant». On est en plein déni là !

J’ai mal pour mon pays, car aujourd’hui l’honnêteté, ou l’objectivité pour certains, c’est de rendre des «jugements de Salomon». Un coup à gauche, un coup à droite, et on reste indemne. C’est ça l’objectivité ? Encore une fois, il faut le préciser, Macky Sall n’est pas visé, il n’est pas candidat et il n’a pas un bilan à défendre, mais c’est lui le chef de l’Etat et dans la forme républicaine qu’on a, il est le seul à disposer de pouvoirs exorbitants. C’est pourquoi on s’adresse à lui, et lui seul, pour lui demander de restaurer la sérénité en libérant les  détenus politiques. On parle bien de détenus politiques et rien d’autre. Macky Sall a servi ce pays, il mérite de partir à la fin de son mandat avec les honneurs.

En mon for intérieur, je reste convaincu que certains des signataires de la riposte des 1220 n’ont pas lu le texte du manifeste des 142, sinon ils ne se seraient pas engagés dans cette aventure.

Un sage de notre pays disait «que quand on a un ami qui a tort dans un différend avec autrui, il faut l’aider. Comment l’aider ? En lui faisant savoir qu’il a tort». Le pouvoir de Bby a tort sur sa manière de percevoir l’état de notre démocratie qui, rappelons-le, est un processus continu de réformes.
Il est encore temps de se ressaisir. J’ai confiance aux ressorts profonds de notre société qui dispose de mécanismes qui ont jusque-là permis d’éviter au pays de basculer dans le chaos. Qu’ils persévèrent dans la voie de l’apaisement et du dialogue pour nous épargner le syndrome des pays nouvellement pétroliers et gaziers.

Notre Sénégal qui nous transcende ne le vaut-il pas ?
Mamadou NDAO
Juriste Consultant
Expert en Communication
Diplômé des Universités de Montpellier 1 et Paris 1 Panthéon Sorbonne