Les enfants prennent leur père pour un petit dieu, un rédempteur, un protecteur infaillible et plus fort que tous les dangers. Mais il y a autre chose : l’enfant invoque toujours son père à la moindre contrariété. A la moindre adversité, il crie le nom de son papa pour lui demander de le protéger contre les méchants, les vampires, les fantômes, les ennemis visibles ou invisibles. L’enfant se donne tous les droits et n’est évidemment responsable de rien. Sa conscience n’est pas encore suffisamment façonnée pour se frotter à l’adversité et à l’objectivité du monde. Son moi est dissous dans celui de son père qui lui procure un sentiment (illusion) d’invincibilité, d’indestructibilité, bref d’excellence. Le scandale, c’est quand un adulte se comporte comme un enfant : c’est cela le drame des populistes et la tragédie de la politique à notre époque. Ils veulent diriger sans être responsables, sauf qu’à la différence de l’enfant, leur «papa» c’est la foule, le public, l’électorat ou ce qu’ils appellent abusivement le «peuple». Le groupe est le prolongement de leur moi impotent, mais qui se cache derrière un narcissisme dangereux. Le narcissique, faut-il le rappeler, a «un désir permanent de validation externe d’une vision de soi exagérée». Pour le narcissique, la légitimation de soi est la plus grande valeur, le plus grand défi, l’unique horizon de sa vie. C’est ce qui fait qu’il n’hésite pas à sacrifier autrui pour son salut : quand il dit «le peuple», il pense «moi». Dans le discours du narcissique, comptez le nombre de fois qu’il parle de lui-même, vous n’en reviendrez pas.
Mais le pire, c’est quand le narcissisme individuel, comme un fleuve, se jette dans l’océan du narcissisme collectif. Tous les populistes, y compris le plus puissant aujourd’hui, à savoir Trump, transposent leur narcissisme individuel dans celui collectif. Les symptômes ou manifestations extérieures du narcissisme collectif sont entre autres : la manie manichéenne consistant à tout ramener à la logique identitaire, à toujours trouver des ennemis ou des menaces extérieures au groupe (ce qui leur permet d’ajourner définitivement toute délibération) ; la croyance que l’engeance est unique ou très spéciale (les patriotes vs les voleurs par exemple) ; la manie conspirationniste (tout le monde, notamment les élites et les médias, nous en veut) ; la dichotomie entre vrais et faux partisans («dans les prochains jours vous entendrez des gens qui prétendaient faire partie du projet sortir pour l’agonir», disait El Malick Ndiaye il y a quelques mois).
Le problème avec le narcissisme collectif est qu’il est comme un océan sans vague : tous les petits poissons y convergent en bancs successifs, s’agglutinant pour former une sorte de magma maritime. Tous les individus qui ont une faible estime de soi et qui en veulent à la société sont d’une manière ou d’une autre des clients ou éléments de ce narcissisme collectif. C’est comme une œuvre d’art collective où chacun compense le déficit que lui oppose la réalité par une sorte de sublimation. Ces clients cherchent un prolongement de leur moi faible et inhibé dans un moi collectif où personne n’est responsable de rien et où toutes les tares sont dissoutes ou converties en vertus : tu es nul en français, c’est la faute à la langue du colon ; tu es pauvre, c’est parce que les élites se sont partagé les ressources du pays ; tu as échoué, c’est parce que le système éducatif est mauvais ; tu as violé, c’est parce que la fille t’a charmé de façon indécente et provocatrice ; tu es un repris de Justice, c’est parce que la Justice est injuste… Comment avoir raison face à de tels individus et groupes ? Comment leur faire entendre raison si leur dénominateur commun, c’est l’irrationnel ?
Ceux qui doutent de la nocivité morale et historique du narcissisme collectif devraient se poser la question de savoir : comment un Peuple aussi civilisé que les Allemands a pu se laisser embarquer dans une aventure aussi cruelle et insensée que le nazisme ? Des industriels, de grands savants, des philosophes, des hommes de culture et même des religieux ont fricoté avec les nazis. C’est une erreur de croire que les intellectuels sont immunisés contre le fléau du narcissisme collectif : au contraire, ceux d’aujourd’hui sont même plus enclins à adhérer à ces engeances. Nous sommes à l’époque de la post-vérité : même les grands penseurs succombent à l’appât de la perception. Pourtant, les plus grandes avancées dans le domaine de la science et de la religion sont l’œuvre de personnes que la société avait marginalisées. Aujourd’hui, c’est l’exact contraire : les élites ont besoin d’une légitimation populaire. Dommage !
Les membres d’une engeance qui fonctionne sous le registre du narcissisme collectif se flattent très souvent d’avoir parmi leurs rangs ou souteneurs, des sommités intellectuelles (sur lesquelles d’ailleurs ils exercent un chantage affectif). Ils sont en permanence à la recherche d’une couveuse psychologique comme des œufs abandonnés à leur propre sort par la pondeuse. Le groupe est leur papa, leur dieu, leur univers intellectuel et moral : tout ce qui est extérieur au groupe y est néantisé comme dans un trou noir. Discuter avec un élément d’un parti populiste est tellement pénible et inutile qu’en fin de compte, la logique de la bipolarisation est en l’unique solution, d’où le risque permanent de la guerre civile.
On comprend pourquoi le discours politique est chargé de plusieurs paramètres qui ne sont ni énoncés ni énonçables. La politique est assurément le domaine où il y a plus de personnes blessées cherchant à venger leur blessure par la foule ou le parti. Certains discours trahissent une profonde crise de personnalité, une régression mentale, un complexe d’Œdipe non dépassé. Les chemins de l’héroïsme artificiels sont pavés de cadavres : le faux héros ne peut paraitre héros que par le nombre d’adversaires qui combattent et contre lesquels son engeance le protège par son abnégation. On comprend également pourquoi certains individus ressentent, jusqu’à une sorte d’orgasme mental, le plaisir de se sacrifier pour une personne qui symbolise le narcissisme collectif dans lequel ils baignent comme des enfants.
Alassane K. KITANE