Le contrôle de constitutionnalité des lois constitutionnelles connaît dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel sénégalais, une constance. En d’autres mots, le juge constitutionnel estime qu’il n’est pas habilité, en vertu de ses compétences d’attribution, de contrôler la constitutionnalité des normes qui ont une valeur supérieure ou égale à la Constitution. Il est simplement compétent pour examiner la conformité des règlements de l’Assemblée, les lois organiques et ordinaires, ou encore des traités avec la Loi fondamentale. Cela demeure une constance dans sa jurisprudence. Justement, après l’adoption de la loi de révision constitutionnelle, le 5 février, portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution, le terme jurisprudence constante revient avec insistance. La saisine au titre du contrôle de constitutionnalité a priori laissait croire, selon une certaine doctrine, que le Conseil constitutionnel n’avait pas le choix, il devrait inéluctablement s’aligner derrière sa jurisprudence dite constance, comme si celle-ci demeure un bloc immuable. Cela peut s’apparenter à un truisme, mais il est important de définir avant de décrire la jurisprudence constance (I), d’autant que c’est par ce biais qu’il reste possible de savoir si elle peut faire l’objet de revirement (II). La décision rendue le 15 février 2024 confirme qu’il ne faut jamais ériger une jurisprudence en règle absolue, ni faire de sa constance une norme de référence. Le juge constitutionnel sénégalais opère «une révolution». Il se déclare maintenant compétent pour contrôler les lois constitutionnelles, pour le moins issues du pouvoir dérivé.
Le sens d’une jurisprudence constante
De prime abord, par jurisprudence, il importe de comprendre l’ensemble des décisions de Justice, des Cours et tribunaux. Puisque nous parlons du Conseil constitutionnel, il s’agit des décisions et avis rendus par ce dernier. Le terme «constante» qui est, en l’occurrence, employé pour qualifier la jurisprudence, signifie le caractère d’un fait qui dure, d’idées, d’actions qui se répètent ou qui sont reproduites invariablement dans le temps. Eu égard à ces deux acceptions, la synthèse permet de retenir qu’une jurisprudence est dite constante lorsque sur une question donnée, l’ensemble des décisions et avis de la juridiction constitutionnelle s’inscrit dans une continuité. Il n’y a pas de revirement. La jurisprudence constante, encore appelée jurisprudence établie, montre ainsi que le juge constitutionnel ne varie pas sur sa position. Il maintient l’interprétation juridique qu’il donne à un énoncé, ici, les lois constitutionnelles ou celles émanant du pouvoir constituant dérivé ou originaire. La notion de jurisprudence constante a une fonction pratique. Sa visée consiste à mieux résumer les positions du juge constitutionnel sur une problématique juridique déterminée, afin d’éviter de chercher ou de se demander quelle pourrait être la solution adoptée. L’identification de la jurisprudence constante passe a priori par les termes auxquels fait recours le juge sur une question précise. L’emploi de formules, phrases, incises identiques, similaires ou approximatives. En substance, il renouvelle quasiment les mêmes dispositifs : «Le Conseil constitutionnel n’a pas compétence pour statuer sur (les lois de révision constitutionnelle).»
Cet outil contentieux doit-il être surinterprété, à l’instar du précédent dans les systèmes anglo-saxons, qui enferme le juge dans une spirale décisionnelle et l’empêche de connaître une nouvelle orientation ?
En matière de contrôle de constitutionnalité des lois émanant du constituant originaire ou celui dérivé, le juge constitutionnel s’abstenait de se reconnaître compétent, et cela, à chaque fois qu’il a été saisi sur la question. L’inventaire complet dressé par le Pr Meïssa Diakhaté convainc facilement à ce sujet. Le juge constitutionnel était droit dans ses bottes, la constance primait. Rien ne semblait l’ébranler ou le motiver de changer sa jurisprudence sur les lois du constituant, fût-il dérivé ou originaire jusqu’à la décision du 15 février 2024 qui fera sans nul doute date. A travers celle-ci, le juge constitutionnel opère un revirement en acceptant pour la première fois d’examiner la constitutionnalité des lois dites de révision de la Constitution. Quel revirement ! De l’audace pourrait-on dire. Non, il ne faut jamais avoir foi à une jurisprudence constante, car elle n’a pas de portée normative. Par conséquent, elle peut changer à tout moment eu égard à la constitutionnalité externe ou encore interne.
La portée normative de la jurisprudence constante
La jurisprudence fait office de source de droit. A défaut de références normatives précises, écrites et textuelles, elle est susceptible de servir de fondement juridique au juge afin de se soustraire de toute accusation de déni de Justice. En procédant à une interprétation de l’énoncé constitutionnel, il détermine la signification de celui-ci, ce qui revient à dire qu’il est, quelque part, le créateur de la norme même. En effet, une jurisprudence immuable sur une question demeure naturellement une référence pour le juge constitutionnel. Toutefois, eu égard à sa portée indéniable, cela n’est pas synonyme de valeur normative, au point que certains estimaient que cette loi portant dérogation de l’article 31 de la Constitution n’allait pas avoir d’autre sort que celui de la validation.
Le Conseil constitutionnel sénégalais s’est illustré de fort belle manière, en démontrant que sa jurisprudence sur les lois de révision constitutionnelle, bien qu’elle soit constante, n’a pas une portée normative. Elle ne s’impose pas dans tous les cas au juge. Celui-ci est tenu de faire une appréciation au cas par cas, d’autant que des dispositions législatives peuvent être textuellement identiques et différer substantiellement. Elles sont susceptibles d’être approximativement les mêmes, mais diverger sur un certain nombre de points. C’est pourquoi parler d’une constance en termes de jurisprudence sans réellement prendre en compte le contexte reste un raccourci intellectuel très glissant et dangereux. Sous ce rapport, on pourrait se permettre de préciser que le contrôle a priori dans le cas sénégalais est abstrait. En revanche, il est possible qu’un contrôle abstrait a priori prenne les airs d’un contrôle concret. Autrement dit, dans son examen de constitutionnalité, le juge constitutionnel ne fait pas abstraction du contexte factuel à travers lequel la loi a été adoptée. En évoquant la sécurité juridique et la stabilité des institutions, on décèle, d’une certaine manière, une prise en compte des aspects inhérents aux faits qui ont ponctué l’adoption de la loi contestée.
Le juge constitutionnel soutient, pour connaître sa compétence, que «le périmètre de compétence du Conseil constitutionnel dans le contrôle de constitutionnalité des lois, est circonscrit, en matière de révision constitutionnelle, à la vérification du respect des conditions d’adoption, d’approbation et des limites temporelles et matérielles que la Constitution elle-même fixe à l’exercice des pouvoirs du constituant dérivé» (Considérant 6). Le Conseil s’affranchit ainsi d’une constance qui faisait jusque-là sa réputation de «juridiction pusillanime». Il sanctionne les choix du constituant dérivé qui violaient les articles 103 et 27, qualifiés de dispositions intangibles. Une «révolution» sans doute qui permet au juge constitutionnel, hormis l’usage de son pouvoir de régulation, d’écrire l’une des décisions les plus appréciées, les plus salvatrices, les plus audacieuses. En réalité, sans sortir des limbes de notre analyse, cette décision confirme qu’il ne faut jamais désespérer d’une jurisprudence, mais surtout qu’une jurisprudence constante n’est pas une norme de référence. Elle peut aiguiller le juge constitutionnel, sans nécessairement forcer la voie à suivre.
En somme, cette décision illustrative de revirement de jurisprudence contribue à fortifier notre Etat de Droit, mais surtout marque d’un trait significatif : la hardiesse de la juridiction constitutionnelle. Elle rentre inexorablement dans l’histoire politico-institutionnelle du Sénégal. Le juge constitutionnel sénégalais, à l’instar de celui centrafricain, béninois, du chief Justice Marshall, de Aharon Barak, de celui français en 1971, accède au panthéon des juges ayant pris, face à la clameur politique, leur courage pour dire le Droit, rien que le Droit. On ne peut que saluer cette prouesse malgré quelques réserves relatives à l’économie des moyens, le dessaisissement de la Cour suprême, la date d’organisation de l’élection. Si ces lacunes ne peuvent être occultées, on retient, in fine, comme le soulignait l’un des plus grands penseurs de la justice constitutionnelle, Georges Vedel : «Le contrôle de constitutionnalité fait partie, si je puis employer une expression familière, du confort moderne des démocraties. Nous sommes (re) venues à l’instar de nos voisins (africains, c’est nous qui soulignons), comme est venu à la machine à laver et à la salle d’eau non par simple mode mais pour mieux vivre.»1
Souleymane NDOUR ATER
Doctorant en Droit public à l’université de Reims/France
1 Georges Vedel, Entretien à la revue Le débat, n° 55, mars-avril, 1989.
Une belle analyse juridique. J’adore les contributions de Souleymane Ndour, une plume exquise et un raisonnement convaincant comme d’habitude. Bonne continuation mon cher.