«L’homo sapiens, seul être doué de raison, est le seul aussi qui puisse suspendre son existence à des choses déraisonnables.» Bergson
Le teigneux et documenté journaliste Thierno Diop s’est, avec raison, tout récemment indigné de ce que le mensonge et la calomnie sont devenus banals et à la limite normaux. Un prédicateur a osé affirmer qu’il reçoit des informations du conseil de sécurité de Trump. Le même prêcheur a été un levier (malgré lui) de la supercherie Sheikhou Sharifou. On a entendu ici l’histoire d’un dragon. On a également vécu (étant jeune) dans l’angoisse de rencontrer un coupeur de tête (puisque selon certaines rumeurs de l’époque, ce précieux organe du corps humain avait la faculté mystérieuse d’attirer du diamant une fois enterrée dans une mine !). Bref, on a tout entendu dans ce pays. Il faut reconnaître que le mensonge est tellement ancré dans nos mœurs qu’il nous paraît naturel de mentir à nos enfants ou à nos amis pour diverses raisons. Peut-être même que le mensonge est aussi nécessaire à la vie sociale que la vérité. Comment pourrions, en effet, préserver nos proches de certaines souffrances ou déceptions si nous n’étions pas capables d’affabuler ? Mais cette nécessité du mensonge en fait-elle pour autant une normalité ? Le mensonge s’est tellement banalisé ces derniers temps dans le pays qu’on a l’impression que ce qui est prohibé, ce n’est plus le mensonge, mais sa non-réussite. Mais comment expliquer que les Sénégalais soient devenus plus réceptifs à l’égard du mensonge que de la vérité ?
Certaines mauvaises langues disent que la calomnie est devenue le premier employeur du Sénégal. Dans les lieux de travail, dans les places publiques, dans les média, sur les réseaux sociaux, les calomniateurs rivalisent d’ardeur. On ne parle pas de l’école qui dégénère de partout ni de l’économie, encore moins des institutions républicaines. Il n’est plus nécessaire d’avoir une quelconque qualification dans un domaine pour prétendre parler des affaires publiques. L’on se rappelle que dès les premiers mois de l’alternance de 2024, on a constaté une volonté de manipuler les Sénégalais : des gens ont investi les Rs avec des vidéos montées pour chercher à valider l’idée saugrenue que les Sénégalais sont devenus plus ponctuels et assidus dans les lieux de travail, que le poisson est devenu abondant, qu’on n’a jamais eu un hivernage aussi abondant… Pour un sachant, la question qui se pose est comment peut-on, par de tels mensonges, manquer d’empathie et de respect envers un Peuple aussi meurtri ?
La politique et le mensonge ont toujours cheminé ensemble, mais la banalisation du mensonge et son adoption par toutes les sphères de la société c’est quelque chose d’inquiétant. Dans la religion, dans la politique, dans le sport, dans les débats censés être techniques, le mensonge et un de ses versants, la manipulation, sont omniprésents. Dans le domaine politique, certains groupements ressemblent sincèrement à une compagnie de conteurs qui jouent sur une scène de théâtre à ciel ouvert. Pourquoi notre société est devenue si tolérante vis-à-vis du mensonge ?
Bergson pense que la fonction fabulatrice est aussi nécessaire que l’intelligence à laquelle d’ailleurs elle sert de contre-pouvoir. La faculté à produire des mythes, des religions et des morales contrebalance les éventuelles dérives de l’intelligence comme nous le montre aujourd’hui la nécessité de réguler les productions de la technoscience par des valeurs inspirées de la morale et de la religion. La fonction fabulatrice fait donc partie de notre humanité et nous préserve de la déchéance morale. L’intel­ligence laissée à elle-même pourrait aboutir à des conséquences qui détruiraient la vie sociale et la vie tout court alors même que sa fonction initiale était de la rendre possible ou épanouie. Bref, l’affabulation n’est pas en soi une mauvaise chose, car elle permet d’atténuer les dérives prométhéennes de l’intelligence. Mais là où le bât blesse, c’est quand l’affabulation congédie la raison et fait table rase sur la réalité.
Une société ne doit pas donner plus de place à la fabulation qu’à l’intelligence, ça n’a ni sens ni avenir. Il faut travailler à comprendre la richesse du réel et à élaborer des moyens efficaces de sa transformation. La mythologie n’est pas une fin, c’est juste une marche de l’escalier dans la conquête du réel. On ne fait pas avancer le monde avec la fiction. Avec le parti Pastef, on a l’impression que les limites du monde sont devenues celles de l’imagination (autant dire que rien n’est désormais impossible) ; que le réel est moins important que la perception qu’on en fait ou qu’on doit en faire !
Dans l’affaire Badara Ga­diaga, par exemple, le plus ridicule n’a pas été son arrestation, mais plutôt les tentatives impudiques de la justifier. Que le Parquet se permette de passer d’injures publiques à soupçon de financements occultes peut se comprendre au regard de la trajectoire irrationnelle actuelle du pays. Mais que des intellectuels se permettent impudiquement de tenter de donner du crédit ou même du sens à une telle accusation, voilà un exemple de fiction incompatible avec le bon sens. Dans leurs différents profils sur les RS, ils se sont permis de relayer l’idée selon laquelle, neuf millions ont été retracés dans les mouvements de ses comptes de transfert d’argent ! Ils en ont tellement fait un scandale qu’on avait l’impression qu’ils voulaient dire neuf milliards. L’accusation et le mandat de dépôt de Abdou Nguer, ceux de Moustapha Diakhaté, de Bachir Fofana, etc. ont été relayés et représentés avec la même déloyauté et la même fantaisie.
Il s’agit là d’une contrefaçon de l’expérience : des choses que nous vivons tous, ils font un narratif qui en déforme radicalement la perception de sorte à nous entraîner dans un non-sens qui, paradoxalement, donne sens à la réalité vécue. Lorsque le Fmi a fait preuve de réticence envers la démarche du gouvernement, on a entendu des sommités intellectuelles suggérer que les institutions financières internationales ne votent pas, mais influencent la gouvernance locale, ce qui réduit la marge de manœuvre de nos «révolutionnaires» fictifs. Macky Sall serait en train de faire des choses contre le Sénégal. Des charniers ont été découverts quelque part. On évoque des intrigues d’origine étrangère pour justifier l’impasse ou l’inaction du gouvernement face aux difficultés des Sénégalais. Bref, on infantilise le Peuple avec des histoires à dormir debout. Dans cette atmosphère où la fabulation est reine du réel, les débats politiques sont désormais un concours de fantaisie, d’insanités ou de calomnies ! L’avènement de cette mentalité de fabulateur chronique est révélateur d’un état d’esprit sénégalais étrangement médiocre. On affabule de façon abondante et sans gêne, l’enjeu étant désormais d’emporter l’adhésion de la foule ou de blesser son adversaire.
Les déclarations du Pm selon lesquelles on l’empêcherait de gouverner à sa convenance ont été automatiquement reprises et attestées comme vérités bibliques par ses partisans. Le même personnage qui a avoué qu’il jouait au malade quand ses avocats et partisans le présentaient comme mourant, avait déclaré qu’on lui a versé un liquide toxique pour attenter à sa vie en 2021. C’est la même personne qui est soutenue par ses partisans lorsqu’il dit avoir découvert un compte de plus de 1000 milliards. Le même Sonko dit qu’il n’a jamais dit que les fonds politiques sont haram, qu’il n’a jamais eu d’affinité avec des insulteurs publics, que par fatigue il a oublié le nom de son cabinet. Aujourd’hui que les Sénégalais doutent de se capacité à faire avancer le pays d’un iota, le voilà qui incrimine les magistrats, la presse, le Président, etc. Et les mêmes personnes qui l’ont applaudi quand il avouait sa parodie de malade, sont promptes à vouloir propager de telles absurdités. Sonko sait pertinemment qu’il n’a pas les moyens de ses déclarations fantaisistes, il lui faut maintenant trouver des boucs-émissaires au Peuple furieux, déçu et dangereusement impatient. Il ne dira jamais aux Sénégalais en quoi le Président l’empêche de gouverner.
Dans l’opposition déjà, il justifiait tous ses problèmes par Macky Sall. Après Macky, c’est désormais Diomaye ! Qui est dupe ? J’ai envie de dire à mes amis de Pastef que même si Diomaye démissionnait et cédait anticonstitutionnellement sa place à Sonko, il trouverait encore un coupable : la chaleur du soleil sera le coupable. Et quand bien même les nuages couvriraient le ciel durant trois ans, Sonko évoquera encore le vent, après le vent, la pluie, après la pluie, ce sera au tour des Sénégalais d’être responsables de son échec. Et après les Sénégalais, il trouvera encore un moyen d’accuser Dieu. J’aimerais dire à mes amis du parti Pastef qu’ils gagneraient du temps à prendre leur courage à deux mains et à reconnaître que le problème, c’est Sonko.
Les gens pensent que le fait qu’ils croient en masse, avec passion et ostentation à une chose est suffisant pour faire de cette chose une vérité ou une valeur. C’est là un défaut manifeste de culture et de compréhension de la psychologie des foules. Je dirais plutôt que depuis la nuit des temps, les hommes ne croient, généralement du moins, qu’à des chimères. Il suffit juste de jeter un coup d’œil dans le passé des hommes pour être stupéfaits par le nombre de victimes faites par des religions et des croyances laïques.
Des peuples croyaient à des divinités qui exigent du sang comme sacrifice par lequel le destin individuel ou collectif devrait être infléchi. Des gens en plein XXIe siècle croient fermement à des superstitions aberrantes. C’est comme si l’irrationnel était la rivale de la rationalité : malgré les progrès de la connaissance et de la technologie, malgré la philosophie, les hommes sont poussés par la folie de la croyance à adhérer aux idées les plus absurdes. Les dogmes laïcs ont eu le même impact. Sous le prétexte d’un matérialisme historique qui serait le graal de la science, les communistes ont assassiné des millions d’hommes. Dans le même registre, les nazis ont causé la mort de plus de soixante millions de personnes pour des idées fantasmagoriques et contraires au bon sens.
Que des individus s’appelant abusivement «patriotes», en viennent à suspendre leur bon sens pour réduire leur être à un nom et des mots qui chantent n’a, par conséquent, rien de particulier. Personnel­lement ça m’amuse de voir qu’il y a certains Sénégalais qui croient à la croyance pour être, pour exister, pour tromper le réel comme celui qui mâche des cailloux pour tromper sa faim. Faire d’un homme l’alpha et l’oméga d’une entreprise est la plus vieille attitude qui sauve ceux qui ont perdu foi en leur raison. Cette attitude d’entêtement ne prouve rien, sinon un refus d’être lucide, parce que la lucidité rend responsable. En écoutant des gens qui, pour justifier les caprices de leur leader, alignent des biais cognitifs pour se convaincre eux-mêmes et convaincre les autres, on ne peut s’empêcher de penser à ces pauvres illuminés qui s’avançaient vers l’autel après avoir accepté d’être sacrifiés au Dieu sanguinaire qui n’a pourtant jamais rien demandé. Pauvre pays de superstitieux qui cherchent tout le temps la rédemption par un messie au lieu de se mettre à libérer leur esprit de ces fantasmes.
Pour conclure, il est difficile de trouver plus approprié que ce propos de Bergson qui explique que l’absurdité d’une croyance n’est pas un argument contre elle, qu’elle en est paradoxalement d’ailleurs, la principale motivation :
«Le spectacle de ce que furent les religions, et de ce que certaines sont encore, est bien humiliant pour l’intelligence humaine. Quel tissu d’aberrations ! L’expérience a beau dire «c’est faux» et le raisonnement «c’est absurde», l’humanité ne s’en cramponne que davantage à l’absurdité et à l’erreur. Encore si elle s’en tenait là ! Mais on a vu la religion prescrire l’immoralité, imposer des crimes. Plus elle est grossière, plus elle tient matériellement de place dans la vie d’un Peuple. Ce qu’elle devra partager plus tard avec la science, l’art, la philosophie, elle le demande et l’obtient d’abord pour elle seule. Il y a là de quoi surprendre, quand on a commencé par définir l’homme un être intelligent.» Les deux sources de la morale et de la religion, Ch. II
Alassane K.a KITANE