Vague du désespoir et marchands de morts
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Le grand large aura encore emporté de jeunes Sénégalais. Les chavirements de pirogues tentant l’aventure pour rejoindre les côtes européennes sont tellement devenus courants dans l’actualité nationale qu’on finit à en oublier que ces événements doivent nous alarmer au plus haut point. Ils doivent surtout inviter à une réelle introspection sur une faillite collective d’une société. Ce pays aura plongé dans une incompréhension totale avec sa jeunesse pour qu’elle opte de voguer vers le grand bleu à force de désespoir et de déceptions.
En moins d’une semaine, les événements tragiques en lien avec l’émigration clandestine se sont multipliés. Le tout, donnant une idée d’une résurgence du phénomène auquel on ne peut trouver de remède. Ils sont encore frais dans les mémoires, les coups de gueule et appels alarmés, notamment celui du président de la République, Macky Sall, qui s’indignait en novembre dernier d’une certaine forme de passivité des Forces de défense pour limiter les flux et surtout déjouer les plans des passeurs. Nouadhibou, Saint-Louis, Dakhla, Kayar sont certains des noms des fosses marines qui engloutissent des centaines de vies et brisent autant de rêves. Nous sortons d’une semaine où l’océan aura été un mur violent sur lequel des centaines de nos jeunes ont vu leur rêve d’idéal se heurter.
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La Marine nationale a signalé avant-hier l’interception par son patrouilleur de haute mer «Walo», d’une pirogue transportant 154 candidats à l’émigration irrégulière. Cette pirogue, arraisonnée à 30 km au sud de Dakar, transportait dans son lot de passagers, 5 femmes et un enfant mineur. Avant qu’on ne finisse de s’interroger sur cette situation, le naufrage d’un autre bateau de migrants clandestins au large de Saint-Louis occasionnera le repêchage de 27 corps mercredi sur la plage de Gokhou-Mbathie. L’embarcation quittait Joal avec 317 migrants à son bord. Des recherches se poursuivent par les garde-côtes et la Marine nationale, le Gouverneur de Saint-Louis aura également installé une cellule de crise pour superviser les opérations de sauvetage et la gestion des migrants rescapés.
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Pour le besoin de cette chronique, je parcourais un dossier réalisé par le journal Le Quotidien en septembre 2023, qui abordait l’impact de l’émigration clandestine sur plusieurs communes du littoral sénégalais. Entre des populations qui ont tourné le dos à l’activité économique majeure de ces zones, la pêche, et une jeunesse incertaine de son lendemain, l’option de prendre le large est celle qui est mise sur la table comme réponse à tous les maux. Ce sont des communautés meurtries qu’on trouve de Guet-Ndar à Elinkine, avec des passeurs et leurs complices qui ont trouvé un terreau fertile à leur activité. La complicité est à des niveaux insoupçonnés pour qu’à des fréquences régulières des embarcations prennent le large et que tout un dispositif clandestin passe entre les mailles du filet. Face au drame humain qu’est l’émigration irrégulière sous nos cieux, on ne peut manquer de situer les responsabilités et sanctionner à tout niveau où des responsables seront identifiés.
C’est avec la larme à l’œil qu’on peut lire des informations aussi violentes avec une jeunesse qui fonce tête baissée vers un mur d’illusions pour rejoindre un eldorado quand toutes les perspectives dans un pays natal sont bouchées. On ne peut blâmer cette jeunesse de chercher le meilleur ailleurs si elle peine à trouver sa place ici et surtout si elle se retrouve laissée pour compte.
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Au plan sociologique, il faudrait interroger sérieusement la faillite de la famille sénégalaise et du contrat social dans le pays de la Teranga pour toute personne qui voudrait réussir ou se faire une place chez soi, en ayant une fois goûté à un ailleurs ou en tentant sa chance sous d’autres cieux. On dépasse avec cette situation la question même économique, car souvent les candidats au voyage ne sont pas dépourvus de ressources pour organiser leur odyssée. Quand des entreprises voient certains des cadres intermédiaires, des juniors ou des techniciens, plaquer leur carrière pour rassembler leurs économies et tenter l’odyssée vers le Nicaragua avec comme destination finale les Etats-Unis d’Amérique en toute clandestinité, le mal est profond. Il n’y a pas pour l’heure de bilan sur le nombre de vies perdues sur la route du Nicaragua, mais on peut craindre le pire avec l’engouement que suscite ce périple vers le rêve américain. Les tribulations de nos concitoyens sur cette route devraient suffire à démotiver tout candidat à cette aventure, mais l’appel de la traversée de l’Atlantique est plus fort.
Le mois dernier, le consul du Sénégal à Dakhla dans le Sud marocain, Babou Sène, révélait que près de 3715 compatriotes avaient été rapatriés, suite à des tentatives de rallier l’Espagne par la mer se soldant par des échecs. Des centaines d’autres préfèreront rester au Maroc pour y tenter leur chance. Cela en dit long sur un état d’esprit des candidats au voyage qui manifestent un refus farouche d’envisager tout retour, même s’ils échappent à tous les dangers de la traversée vers l’Europe. L’affront d’un échec social que représenterait un retour au bercail est dur à déconstruire !
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Quand tout est désespoir et que des marchands de morts tapent aux portes, on ne peut refuser aux gens d’être tentés par le pire. Si le Sénégal doit admettre un échec collectif, c’est celui d’avoir laissé pour compte sa jeunesse qui ne trouve d’échappatoire qu’en surfant sur les vagues de la mort.
Par Serigne Saliou DIAGNE – saliou.diagne@lequotidien.sn