A la demande des autorités sénégalaises, une vente aux enchères en France, de biens ayant appartenu à l’ancien Président Léopold Sédar Senghor, a été suspendue pour permettre des négociations directes avec le Sénégal qui souhaite acquérir tous ces lots, au total quelque 202 objets. La vente est à l’initiative d’une héritière au quatrième rang, une arrière-petite-nièce de Colette Hubert Senghor. Les descriptifs des objets proposés au public semblent indiquer une valeur marchande importante, mais aussi une grande valeur historique et mémorielle. «Nous avons été contactés par l’ambassadeur du Sénégal en France et le ministère des Affaires étrangères français pour nous présenter la demande de médiation de l’Etat sénégalais autour des lots issus de la succession de Léopold Sédar Senghor et de son épouse», a expliqué, à l’Agence France Presse, Solène Lainé, commissaire-priseur associé à l’hôtel des ventes de Caen. «L’Etat sénégalais souhaite acquérir la totalité du fonds Senghor», qui appartient à une particulière et n’a rien à voir avec le fonds légué à la mairie de Verson (Calvados). C’est dans cette commune, où il est décédé en 2001, que l’ancien Président sénégalais avait l’habitude de passer des vacances d’été après son mariage avec Colette Hubert, une Normande.
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Le Sénégal a annoncé, par la voix de son ministre de la Culture et du patrimoine historique, Aliou Sow, se porter acquéreur des lots mis aux enchères publiques en France pour «préserver la mémoire et le patrimoine» de son ex-Président (1960 à 1980). Les lots sont principalement des «bijoux et décorations militaires de Léopold Sédar Senghor», ainsi que divers autres objets, comme des cadeaux diplomatiques. Et c’est là que le bât blesse. En effet, c’est un truisme que de dire que des objets offerts à un chef d’Etat en exercice tombent dans le patrimoine national. Ce n’est véritablement pas à la France qu’on apprendrait cela, ce pays dont les responsables du Patrimoine national se font un point d’honneur de traquer tous les biens (tableaux, sculptures ou autres objets d’art) emportés par des autorités politiques ou administratives à l’occasion de leurs déménagements ou qui leur avaient été donnés dans le cadre de leurs fonctions.
Pourquoi acheter ce qui nous appartient de droit ?
Le Président Macky Sall attache du prix à l’acquisition par le Sénégal de cet important patrimoine de la collection de Léopold Sédar Senghor. L’objectif est louable, noble, de faire œuvre de préservation d’un patrimoine culturel et historique. Les objets pourront garnir le Musée Senghor à Dakar ou d’autres lieux publics, et permettre ainsi aux jeunes générations de s’imprégner de la vie du premier chef d’Etat du Sénégal indépendant. Les négociations pourront être âpres car on ne voit pas le lien affectif ou émotionnel que la vendeuse pourrait entretenir avec le Sénégal et son patrimoine historique et culturel, pour s’interdire de tirer le plus d’argent de ces ventes. Il s’agit d’une opération mercantile et le prix fort sera réclamé. Combien le Sénégal aura-t-il à débourser dans l’opération ? Nul ne saurait répondre à une telle question et l’importance des sommes allouées à cette acquisition pourra susciter de grosses polémiques. On ne sera pas surpris ou étonné d’entendre, par la suite, dire que l’argent aurait pu servir à construire des écoles, des universités ou ceci ou cela !
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«La vendeuse et moi-même comprenons parfaitement l’émoi suscité par cette vente auprès des Sénégalais et des Senghoristes, nous avons donc décidé de surseoir à la vente dans un objectif de dialogue», a déclaré Solène Lainé. Le Sénégal assure que le ministère français des Affaires étrangères aiderait à rapprocher les deux parties. Mais on peut se demander si c’est un tel rôle qu’il faudrait simplement attendre de l’Etat français. Il me semble nécessaire d’intenter une action diplomatique et judiciaire pour empêcher une telle vente au nom de la préservation du patrimoine culturel et historique dont le Sénégal est ainsi spolié.
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C’est dans la même logique des revendications de restitutions d’artéfacts, de biens culturels et historiques dont les peuples africains avaient été spoliés. La France a bien entendu de telles revendications et le Président Emmanuel Macron s’est fait fort d’entamer des opérations de restitution de nombre de ces biens historiques emportés par les colonisateurs et qui garnissent des musées et autres collections publiques comme privées. C’est dans ce cadre que la France a restitué (provisoirement dit-on) au Sénégal, en novembre 2019, le sabre du fondateur d’un empire théocratique entre le Sénégal et le Mali, El Hadji Omar Tall. L’objet fait partie de la collection du Musée des civilisations de Dakar. La restitution d’une partie de ce patrimoine de Léopold Sédar Senghor, constituée d’objets d’art, de bijoux et d’autres décorations honorifiques, devrait être une revendication majeure. Certaines de ces décorations et des objets de valeurs ont pu lui être donnés parce qu’il était président de la République du Sénégal. Il ne saurait être juste et acceptable que des privés s’enrichissent de la sorte sur un patrimoine appartenant de manière incontestable à l’Etat du Sénégal et à sa Nation. C’est dire que d’ores et déjà, l’Etat du Sénégal devrait intenter une action judiciaire pour s’opposer à la vente, et réclamer, au besoin par voie judiciaire, la restitution de tels biens.
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Même si les enjeux financiers étaient très différents, la même logique aurait pu être de mise avec l’acquisition de clichés des photos prises lors de la cérémonie de pose de la première pierre de la Grande Mosquée de Diourbel. On voit sur les images achetées à soixante mille euros en mars 2023, Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, le fondateur de la confrérie religieuse musulmane des Mourides. L’intérêt historique et culturel est énorme, d’autant que des images authentiques du guide religieux ne sont pas courantes. Une seule photo de Serigne Touba, prise en 1913 à Diourbel par un militaire colonial, le Lieutenant-colonel Paul Marty, était jusqu’ici connue. La communauté des disciples mourides s’était donc organisée pour acheter, dans une vente privée, ces photos prises en mars 1918 et qui sont tirées de l’album personnel de Jean Geoffre, architecte qui était en poste au Sénégal et qui s’était retiré à Lyon. Mais on peut se demander si de telles images n’auraient pas pu être obtenues par d’autres voies. En effet, rien ne garantirait aux héritiers de Serigne Touba que ce guide religieux avait consenti par exemple de laisser tous les droits de son image à la famille de l’architecte qui était détenteur des photos.
Les éternels regrets pour l’héritage de Léopold Sédar Senghor
Assurément, Léopold Sédar Senghor a beaucoup apporté au Sénégal. Son héritage est immense dans le sens que le plus important legs aura été l’héritage immatériel qu’il a laissé à son pays et à son Peuple. Léopold Sédar Senghor a eu la réputation d’avoir un rapport très détaché avec des biens matériels, des richesses. Le Président Abdoulaye Wade avait acquis pour le compte de l’Etat du Sénégal, la villa dakaroise de son illustre prédécesseur, les «Dents de la Mer», à Fann-Résidence en 2005. La veuve du Président Senghor comptait mettre sur le marché ce bien de huit mille mètres carrés, acquis en 1978, dans l’un des plus beaux quartiers de Dakar. Le bien racheté par l’Etat du Sénégal sera réhabilité et transformé en Musée Léopold Sédar Senghor et a été inauguré en novembre 2014 par le Président Macky Sall, en prélude au Sommet de l’Organisation internationale de la Francophonie qui se tenait au Sénégal. Il n’y a pas de confusion à faire sur ce point, cette villa ne relève pas du même régime que des cadeaux offerts à un chef d’Etat par ses homologues étrangers !
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Il demeure qu’on pourrait s’interroger sur les choix de Léopold Sédar Senghor dans ses dons et legs de son patrimoine. Il a légué bien des choses à la ville de Verson dont sa maison et divers autres biens meubles, mais peut-être pas grand-chose à sa ville natale de Joal, ou à Djilor qui a vu ses premiers pas. Aussi n’a-t-il pas eu un grand souci de faire figurer dans son testament, un don quelconque à un musée, une université ou une institution publique, d’œuvres d’art ou de pièces de sa collection. On n’est donc pas étonné aujourd’hui que pas un Sénégalais ne puisse se réclamer parmi des héritiers qui procèdent à la vente d’objets personnels prévue en France. Il reste qu’il faudrait agir avec célérité, le commissaire-priseur reste clair, si les négociations n’aboutissent pas rapidement, les ventes seront reprogrammées pour décembre 2023 !
Par Madiambal DIAGNE – mdiagne@lequotidien.sn