Violences gynécologiques et obstétricales : un tabou médical

Quand on parle de violences faites aux femmes, celles qui occupent le plus souvent l’espace public sont celles qui se produisent dans les foyers, dans la rue ou sur les lieux de travail. Les hôpitaux, eux, figurent rarement dans cet imaginaire de la violence. A première vue, l’idée même de violences à l’hôpital semble contradictoire : ces espaces sont pensés comme des lieux de soins, de protection et de réparation des corps. Et pourtant, des violences s’y murmurent, dans les couloirs, les salles d’accouchement, derrière les paravents, sous les blouses blanches. Les violences gynécologiques et obstétricales font partie de ces violences invisibilisées, précisément parce qu’elles se produisent là où l’on est censé être en sécurité : au cœur du système de santé.
Avant d’aller plus loin, il est important de nommer clairement ce dont il est question. Les violences gynécologiques et obstétricales, souvent désignées par l’acronyme Vgo, regroupent l’ensemble des actes, paroles ou pratiques médicaux exercés sur les femmes et les personnes ayant un utérus, dans le cadre des soins gynécologiques, obstétricaux ou reproductifs, sans leur consentement, sans information claire, ou dans des conditions attentatoires à leur dignité. Elles peuvent être physiques, verbales, psychologiques ou symboliques. Elles ne relèvent pas d’erreurs isolées, mais s’inscrivent dans des rapports de pouvoir profondément inégalitaires entre soignant·e·s et patientes.
Au Sénégal, ces violences existent. Elles sont documentées. Elles sont massives. Et pourtant, elles continuent d’être reléguées au rang de «mauvaises expériences», de «cas isolés», ou pire, de nécessités médicales qu’il ne faudrait pas questionner.
Les données issues de la première étude situationnelle nationale menée par le projet Notre corps, notre santé montrent que près d’un tiers des femmes interrogées (30, 01%) déclarent avoir subi des violences gynécologiques et obstétricales. Des violences qui prennent des formes multiples : touchers vaginaux non consentis, insultes, humiliations, gestes brutaux, actes médicaux pratiqués sans explication ni accord, douleurs banalisées, corps niés.
Dans certains districts, les chiffres sont encore plus alarmants : 33, 79% à Dakar, 33, 12% à Diourbel, 30, 79% à Matam, 22, 1% à Sédhiou. Ces violences ne sont pas marginales. Elles dessinent une géographie claire de la domination médicale sur les corps des femmes.
Mais au-delà des chiffres, ce sont les récits qui bouleversent. Des femmes racontent avoir été giflées en plein travail d’accouchement. D’autres se souviennent d’examens vaginaux imposés, sans explication, sans consentement. Certaines ont été insultées, menacées, infantilisées, réduites au silence au moment même où leur vulnérabilité était maximale.
A ces violences visibles, s’ajoutent d’autres, plus silencieuses encore, parce qu’elles sont souvent banalisées. C’est le cas de ce que l’on appelle le «point du mari». Derrière cette expression faussement anodine, se cache une pratique profondément violente : une suture supplémentaire pratiquée après l’accouchement, non pas pour la santé ou le confort de la femme, mais pour répondre à une norme sexuelle centrée sur le plaisir masculin. Réalisée bien souvent sans information ni consentement, cette intervention peut entraîner des douleurs chroniques, des infections, des rapports sexuels douloureux et des traumatismes durables. Là encore, le message est limpide : même après avoir donné la vie, le corps de la femme ne lui appartient pas pleinement. Il reste un corps à ajuster, à contrôler, à conformer aux attentes conjugales. Le «point du mari» révèle, avec une brutalité particulière, ce que disent les violences gynécologiques et obstétricales dans leur ensemble : une médecine qui continue de penser la santé des femmes à travers le regard et les intérêts masculins, plutôt qu’à partir de leur bien-être, de leur autonomie et de leur dignité.
Et pourtant, malgré la gravité de ces actes, 66% des femmes ne signalent pas les violences subies. Non par ignorance de leur gravité, mais par peur, par honte, et surtout parce que dénoncer, dans un système où le soignant détient le pouvoir, peut coûter cher.
Ces violences sont d’autant plus graves qu’elles s’inscrivent dans une structure déjà inégalitaire. Les femmes les plus exposées sont celles que le système fragilise déjà : femmes pauvres, jeunes, célibataires, migrantes, vivant avec un handicap ou le Vih, travailleuses du sexe. Pour elles, le soin devient un espace de contrôle supplémentaire, parfois de punition sociale.
Il faut aussi regarder l’autre côté du miroir : celui des soignant·e·s. Les témoignages montrent des sages-femmes épuisées, débordées, travaillant seules face à des dizaines de patientes par jour, dans des conditions matérielles et humaines indignes. Un système qui maltraite ses patientes est souvent aussi un système qui épuise ses soignant·e·s. Mais l’épuisement n’excuse pas la violence. Il la contextualise. Et il appelle des réponses structurelles, pas le silence.
Car ces violences ne sont pas des dérives individuelles. Elles sont institutionnelles, systémiques, héritées d’un modèle médical autoritaire, souvent colonial, où le savoir médical écrase l’autonomie des femmes. Un modèle où le corps féminin est perçu comme un objet à corriger, à discipliner, à gérer, rarement comme un sujet à écouter.
Reconnaître les violences gynécologiques et obstétricales comme une forme spécifique de violence basée sur le genre n’est donc pas un luxe militant. C’est une urgence politique, sanitaire et éthique.
Les recommandations existent. Elles sont claires : former les soignant·e·s aux soins respectueux, intégrer le consentement éclairé à chaque étape, mettre en place des mécanismes de signalement accessibles, associer les femmes et la Société civile au contrôle des pratiques, investir dans des ressources humaines et matérielles dignes, et surtout, changer de culture institutionnelle.
Repenser la santé gynécologique et obstétricale dans une approche féministe, ce n’est pas attaquer le système de santé. C’est refuser la normalisation de la souffrance. C’est rappeler que soigner ne peut jamais signifier dominer. C’est exiger que la dignité, le respect et l’autonomie des femmes ne soient pas des options, mais des principes non négociables.
Tant que le silence persistera, les violences continueront. Et tant que le corps des femmes restera un territoire sur lequel on décide sans elles, aucune réforme ne sera réellement complète.
Par Fatou Warkha SAMBE

