Sur Walf Fm à la fin des années 90, j’ai eu la chance et le grand bonheur d’animer une émission qui s’appelait «Une heure avec» et qui était réservée à l’élite intellectuelle du pays. J’ai toujours été fasciné par la sobriété personnelle de ces grands esprits comme les philosophes Bachir Diagne et Djibril Samb, l’historien Mamadou Diouf, les juristes Kader Boye et Serigne Diop, les économistes Samir Amin et Amady Aly Dieng, mais surtout le grand sociologue Boubacar Ly. A l’époque aussi, l’épuration mémorielle était à la mode avec le débat qui revient souvent sur les noms de rue de Dakar. Le grand sociologue avait pointé du doigt un grand paradoxe, pour ne pas dire une schizophrénie nationale. Il faisait remarquer qu’on parle souvent de la Nation aux jeunes Sénégalais qui «malheureusement, ne rencontrent nulle part la Nation sénégalaise parce que le cœur de l’Etat, à savoir le Plateau, incarne la colonisation avec le Palais présidentiel qui était celui du gouverneur de l’Aof, l’Assemblée nationale (Assemblée territoriale), le ministère des Affaires étrangères qui était le Tribunal, la Place Protêt…». C’est tout le charme et le paradoxe de notre pays, le cœur de l’Etat s’épanouit dans une architecture et un univers colonial et on s’époumone passionnément pour le débat pour déboulonner la statue de Faidherbe. Quand l’Etat du Sénégal veut construire un nouveau Palais présidentiel (c’est l’un des premiers actes posés par les pères fondateurs des Etats-Unis) pour que le président de la République ne vive plus dans un vestige colonial, le terrorisme intellectuel l’oblige à battre en retraite.
Il faut que l’on soit cohérent. Oui, il faut déboulonner Faidherbe, mais il faut aussi construire pour effacer Faidherbe dans le béton. Le Panthéon et le Colisée ne sont-ils pas les meilleurs témoins de la grandeur des Grecs et des Romains, autant que la philosophie et les lois ? Saint-Louis est le meilleur exemple que depuis l’indépendance on cherche surtout à effacer Faidherbe par le verbe et pas par le béton. Si Faidherbe revenait à Saint-Louis il ne serait pas dépaysé, mais marqué par la décrépitude de la ville. Faidherbe était Français, il est venu au Sénégal défendre les intérêts de son pays. Sur ce plan, il a été un grand patriote français. Et on ne peut pas dire la même chose de nos élites intellectuelles et politiques. Est-ce que nous autres Sénégalais sommes-nous suffisamment patriotes quand nos élites font accoucher leurs femmes à l’étranger, comme si c’était une damnation de venir au monde au Sénégal ? Yitzhak Rabin, ancien Premier ministre d’Israël, avait été limogé comme ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis, parce que sa femme avait osé ouvrir un compte bancaire aux Etats-Unis, et Israël en avait déduit que quelqu’un dont la femme ne croyait pas à 100% en Israël ne pouvait le représenter.
Autre grand paradoxe sénégalais : ce sont les mêmes qui veulent déboulonner Faidherbe qui veulent sacraliser le marché Sandaga, sous prétexte que c’est un bâtiment classé, même s’il incarne l’apartheid colonial avec Kermel. La meilleure façon de déboulonner Faidherbe n’est pas dans le verbe, mais dans le béton, et force est de reconnaître que le Sénégal a commencé à écrire son histoire dans le béton avec l’arrivée de Wade en 2000. Le Monument de la Renaissance efface la statue de Faidherbe et Diamniadio doit effacer dans le béton, Dakar la ville de Protêt, comme en Malaisie Putraya Jaya a éclipsé Kuala Lumpur. Depuis l’indépendance, quelle ville, ou quel bâtiment incarne le Sénégal indépendant ? C’est pourquoi l’hubris (la démesure chez les Grecs) de Wade (Aibd qui éclipse Yoff, l’autoroute) est la meilleure chose qui nous soit arrivée depuis longtemps. L’hubris est une folie chez un humain normal, mais c’est une grande qualité chez un homme d’Etat. Wade, en ouvrant la boîte de Pandore de l’hubris, a déjà déboulonné Faidherbe. «Je concentre toute mon énergie à l’avenir, parce que c’est là où je vais passer le restant de ma vie», disait Einstein. Laissons Faidherbe aux historiens et concentrons notre énergie à l’avenir comme l’ont fait les Chinois, les Malaisiens et les Indiens.