Chaque semaine, un éditeur raconte sa rupture avec l’un de ses auteurs. Cette semaine, Yves Pagès, des éditions Verticales, raconte le moment où Christophe Claro est parti chez Actes Sud.

«Il arrive qu’auteur et éditeur divergent sur un texte et que l’auteur choisisse de partir ou qu’on lui impose une séparation. La rupture avec un écrivain ressemble à une rupture amicale ou amoureuse, chacun joue à sa manière sur la fibre affective. C’est souvent douloureux. Je me souviens avoir saigné du nez lors d’un rendez-vous où j’annonçais à un auteur que nous allions refuser son manuscrit. Il y avait du sang partout sur le bureau. On se serait cru dans un film de Tarantino. Le plus dur reste de voir partir un auteur que l’on a vu naître, mais heureusement, chez Verticales, François Bégaudeau, Maylis de Kerangal, Olivia Rosenthal ou Pierre Senges sont toujours là. Ainsi que nombre d’auteurs aux ventes moindres. D’ailleurs, notre attachement ne se mesure pas à l’aune du succès.
Je connais Christophe Claro depuis la fin de l’adolescence. On s’est rencontrés après nos khâgnes respectives. Une commune admiration pour Gilles Deleuze a créé une forte complicité intellectuelle entre nous. Puis il m’a offert de prendre sa place dans une librairie de la rue Mouffetard. Et lorsque Bernard Wallet, qui avait publié mon premier roman chez Denoël, a fondé les éditions Verticales, en mars 1997, les deux premiers titres ont été Livre XIX de Claro et Prières d’exhumer (de moi). Ensuite, Claro a publié quatre fortes fictions chez Verticales. Tout en apprenant le métier d’éditeur, je m’occupais de ses textes, mais, paradoxalement, notre amitié n’a sans doute pas aidé à pouvoir tout nous dire. De son côté, il hésitait à me faire part de ses frustrations. Lui qui devenait un traducteur remarquable et remarqué -notamment des œuvres de Pynchon et de Vollmann-, il ne comprenait pas pourquoi les ventes de ses propres œuvres restaient confidentielles. De mon côté, je n’arrivais pas à lui faire part de certaines interrogations : pourquoi ne mettait-il pas sa langue abrasive et virtuose au service d’une ligne plus claire de narration ? C’était la seule façon de résorber le hiatus entre son parcours comme traducteur et celui comme romancier.

«Il m’a dit : ‘’Je suis désolé d’être ton Judas’’»
Bernard Wallet est parti à la retraite en janvier 2009. Il m’avait mis le pied à l’étrier, et, douze ans plus tard, la passation de pouvoir m’apparaissait comme un séisme. Je me suis alors retrouvé au comptoir d’un café avec Claro m’annonçant : «Je vais partir chez Actes Sud.» J’étais effondré et, au lieu de lui parler de son futur livre, je lui ai parlé de mon dépit en soulignant que le moment était très mal choisi. En quittant Verticales, lui, un de nos auteurs historiques, brisait tous les signes de continuité. On s’est blessés mutuellement, puis on a trouvé une distance plus juste, sans jamais se fâcher bêtement. A l’époque, en guise d’au revoir, il m’avait tout de même dit : «Je suis désolé d’être ton Judas.» Et il est aujourd’hui, sur son blog, Le Clavier cannibale, un de nos lecteurs les plus enthousiastes.
Le livre que j’espérais qu’il écrive, il l’a fait de lui-même, une fois chez Actes Sud, avec CosmoZ : un grand roman américain autour du magicien d’Oz. On est toujours ambivalent face à la réussite d’un auteur qui vous a quitté. Bien sûr, ma collègue éditrice Jeanne Guyon et moi, on aurait adoré publier CosmoZ chez Verticales, mais pas de regret, il avait besoin de fendre l’armure ailleurs. Il a donc bien fait de partir, car je devenais à ses yeux un bourreau qui menait ses livres à l’abattoir. D’une manière générale, dans une maison d’édition, si l’on est sur une pente ascendante, il faut rester, et si l’on a l’impression de piétiner, il faut savoir briser la routine, sortir de ses gonds. Si demain Claro revenait, ne serait-ce que pour un livre, nous l’accueillerions avec grand plaisir. Alors que les éditions Verticales fêtent leurs vingt ans d’existence, j’ose encore rêver que les départs ne sont pas sans retour.»
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