Projection – Mati Diop et son Dahomey : Voix d’un retour angoissé, voie d’une métamorphose rêvée

Mati Diop a présenté Dahomey à Dakar. Et, que de messages ! Parmi mille, un : 26 n’est qu’un chiffre.Par Moussa SECK –
Depuis plus d’une demi-heure, l’homme regarde le public devant lui. La salle se remplit, l’immobile homme qui domine tout le monde continue de regarder et de ne regarder personne. La salle sera bientôt pleine et bientôt, cet homme qui porte Dahomey sur sa tête disparaîtra. A la place du titre, le film.
Quai Branly, des images, rien ne se dit. Les images demandent à être suivies. Elles tiennent les yeux par la rétine et les promènent dans les couloirs. Elles font des escales sur des points spécifiques du Quai. Elles défilent, puis plongent la salle du Seanema dans une obscurité autre que celle émanant de l’extinction des lumières. Et là, une voix ! La voix parle une langue africaine. Spéciale, la voix. De ces voix d’ailleurs qui font penser rite initiatique, danse, transe. C’est sûrement celle d’une statue que la captivité avait dépouillée de son âme, qui la retrouvera sûrement au Bénin, mais qui ne semble pas naïvement contente. «Que 26», dit la voix d’ailleurs. Que 26 ! C’est alors à une voix qui vaut 26, que Mati Diop donne la parole dans son Dahomey. Une, d’assez puissante pour mettre d’accord toute la Berlinale d’où la nièce à Djibril est revenue avec l’Ours d’Or. «Que 26», une voix pour 26, 26 en une voix qui parle pour un continent, 26 en une pour un Ours mondial… Une, et sûrement encore, celle de Mati Diop qui prête la sienne à ce protagoniste qui n’a d’existence que vocale dans le long-métrage. La sienne, qui est résolument politique. En conférence de presse, le lendemain de la première, elle dira : «Je pense que le cinéma est un outil décolonial et un outil politique extrêmement puissant.» Dans une salle du Musée Théodore Monod, le 17 mai, elle met en relief ceci : «S’il y a une chose que le cinéma de mon oncle Djibril Diop Mambety m’aura transmis, nous aura transmis à toutes et à tous, c’est vraiment la question du cinéma comme outil politique. Et, à travers Dahomey, j’ai fait l’expérience, à nouveau, de la capacité du cinéma à générer du politique.»
Ce contrat social est une aventure ambiguë
La voix du Quai Branly a, pour sa part, pris l’avion afin de «quitter le royaume de la nuit pour entrer dans un autre». Ses monologues s’inscrivent dans le Cahier d’un retour au pays natal qui décrit l’angoisse. L’angoisse de n’être plus reconnue là d’où elle venait et va, par les gens de l’endroit où elle retourne par voie de restitution par la France qui avait pillé. Elle arrivera dans cette terre de laquelle on l’avait extirpée. Elle arriva : «je ne croyais pas revoir le jour», souffle la voix, lorsqu’on ouvrit la caisse qui la contenait. La voilà au Bénin, Dahomey n’étant plus. On entend annoncer le roi Ghézo, ou la statue le représentant. Roi ? Que faire de Patrice Talon et de sa République ?
Et la voix avait à s’angoisser ! En effet, un long passage de la production décorée d’or en Allemagne donne la parole à la jeunesse béninoise. A l’université, désaccord. Sur le statut de statues. Sur l’intention de Macron et l’action de Talon. Sur la culture en général. Et, un des intervenants traitera les 26 de «trucs», quand un autre évoquera un affront. Une insulte ! Sur 7000, «que 26» ! Une insulte, selon une jeune dame du Bénin apparue dans Dahomey. Mais, les jeunes discutent de leur héritage, discutent décolonisation, discutent imaginaire, et, sans doute, c’est l’une des visées politiques de l’aventure cinématographique de Mati Diop. Cette dernière manie délicatement l’art de placer des easter eggs dans son œuvre. Entre des séquences de discussions à l’université, elle fait un clin d’œil à Cheikh Hamidou Kane et Jean-Jacques Rousseau, l’un représenté par son Aventure ambiguë et, l’autre, par son Contrat social. Et les jeunes de l’université de débattre d’héritage, comme pour détailler les termes d’un contrat social aux contours encore ambigus.
Le visage de la métamorphose
La voix n’est cependant pas pessimiste, qui parle d’«un possible recommencement» qui «l’attire». Au musée, on regarde les 26 «trucs» comme des curiosités. Avec les yeux de la tête et non ceux du cœur, et dans leur silence, qu’on n’écoute pas avec les oreilles de l’âme. Pauvres «trucs», embastillés au Quai Branly, pas libres au royaume originel, parce que là-bas aussi, emprisonnés dans un musée. «Encore cette nuit», se lamente la voix. Puis, Mati Diop la libère. Elle s’envole dans la nuit, hume la capitale, l’air frais de l’Atlantique, les saveurs de la ville. On comprend alors la signification de ce «possible recommencement». La voix d’ailleurs garde une trace de transe dans son élocution, contemple la jeunesse béninoise évoluer dans une séquence nocturne à laquelle la caméra de Mati fait porter plusieurs couleurs, fait danser sur plusieurs temps. Dans cet univers autre, la voix : «je suis le visage de la métamorphose», «je suis là», «jamais parti (e)». Peut-être la voix a-t-elle emprunté le corps de Patrick McGoohan qui, dans la série Le prisonnier (1967), s’entêtait à répondre à celui qui l’appelait «numéro 6», que, précisément, il n’était pas un chiffre. «26 n’existe pas», fera dire Mati à sa voix.
Le discours décolonial de Mati est d’abord et foncièrement celui d’un affranchissement des imaginaires. Un possible recommencement. Le visage de la métamorphose. Les Mati et leur cinéma aideront sûrement à cette métamorphose. Ils pourront aider les Africains à encore être capables de chanter devant leur héritage. Comme cet homme en chapeau qu’on voyait dans l’écran du Seanema, figé, qui ne disait rien et qui, à un moment de la projection, est montré en train de chanter devant une statue qui avait beaucoup à dire dans sa posture de silence…