Que nous révèle la danse sur le rapport controversé entre l’âme et le corps ? La danse est sans aucun doute la forme d’expression artistique la plus universelle, mais chaque peuple danse d’une façon qui lui est propre, ce qui n’empêche pas que tel peuple puisse adopter la danse de tel autre, comme il est loisible de parler des langues étrangères. En observant les façons de danser, on sent tout de suite qu’il y a un rapport entre, d’une part, la culture, la morphologie, les représentations et, d’autre part, les façons de danser. La façon de danser est déjà en elle-même une représentation. Que nous apprend ce rapport sur la signification de la danse ?
Quand on observe une femme africaine danser et qu’on congédie momentanément toutes les considérations éthiques ou religieuses pour être dans un rapport direct et sans préjugé avec la danse elle-même, on est impressionné par le rôle prépondérant de son derrière dans le mouvement de son corps. On a même l’impression que tout le corps est mobilisé et discipliné pour se mettre au service, au rythme de son derrière (fesses). Il faut dire que le corps de la femme est en lui-même le plus grand chef-d’œuvre de la nature. Savoir extraire de ce chef-d’œuvre d’autres chefs-d’œuvre est tout un art. Donner un sens au corps, transformer celui-ci en instrument esthétique : voilà l’art de la danse. Beaucoup de Sénégalais trouvent aujourd’hui cette danse obscène et contraire à nos valeurs (ce n’est pas l’objet de ce débat), mais pourrait-on se représenter une femme africaine danser sans cette prépondérance de son derrière ? Pourquoi une Africaine devrait-elle danser comme une femme arabe ou européenne ? La géométrie corporelle de la femme africaine qui danse est comme la forme et la taille du pinceau pour le peintre : la façon de tenir et de manipuler le pinceau obéit à un vouloir dire, à un idéal esthétique. On danse par son corps qui est probablement le premier outil ou instrument artistique que l’homme a utilisé.
On oublie très souvent que le corps de la femme, principalement la femme africaine, est en soi un rythme. Cette sculpture n’a pas besoin de beaucoup d’effort pour révéler le rythme qu’elle exprime et qu’elle est. La forme de double entonnoir que représente le fessier décrit des mouvements naturels qui ne requièrent pas beaucoup de peine pour exprimer des émotions, des pensées, des désirs, des fantasmes, etc. Ceux qui préjugent que cette façon de danser est suave, voire tout bonnement sensuelle, devraient se demander ce que révèle la danse hindoue, celle arabe et celle occidentale. Qu’il y ait des affinités manifestes entre la danse et l’érotisme, personne n’en doute. Mais l’erreur serait de réduire la danse à une affaire de sensualité. Il se pourrait que cette sensualité perçue soit elle-même le symbole d’autre chose. Il se pourrait que l’érotisme soit l’habit extérieur et vulgaire (au sens propre du terme) de la spiritualité.
La danseuse et chorégraphe américaine, Martha Graham, a dit : «La danse est le langage caché de l’âme.» Ceux qui savent que cette danseuse géniale a dû abandonner la danse pour des problèmes de santé physique et mentale (dépression) peuvent entrevoir le sens profond de sa conception de la danse. Nous parlons de l’âme comme d’une chose immatérielle, inconnaissable, mais nous n’abdiquons jamais de ce désir de la sonder. Qui d’entre nous d’ailleurs ne s’autorise pas de juger autrui d’abord et avant tout par sa plastique ? «Avec sa tête, ce serait un miracle qu’il soit intelligent», «son regard méchant suffit à révéler sa personnalité», «son visage sombre ne reflète aucune lumière». Des expressions de ce genre, nous en produisons presque mécaniquement. Nous avons la certitude que nos états d’âme sont perceptibles à travers notre corps. On voit donc que la façon dont nous habitons notre corps est révélatrice de quelque chose dans les caractéristiques de notre âme. Sous ce rapport, la danse est probablement une clé pour comprendre que nos pensées ne sont pas les seules à exprimer les tréfonds de notre âme.

Pourquoi
dansons-nous ?
Les surréalistes ont exploré une piste intéressante en donnant droit de cité aux émotions, aux fantasmes, aux rêves et à l’univers freudien dans la représentation artistique. Nos émotions nous définissent autant que nos pensées : c’est un fait indubitable. La danse est, comme toutes les expressions artistiques, un langage qui exprime ce que nous sommes ou ce que nous ressentons au plus profond de notre être, et qui ne peut trouver expression dans le langage ordinaire sculpté à la mesure de la raison. Faire danser son corps, ce n’est pas seulement expulser une énergie qui a besoin de s’extérioriser, de rencontrer celle des autres, de communier avec autrui, c’est aussi extérioriser des pensées complexes, des vouloirs dire inaudibles. Entre la danseuse de «lëmbël» et son public, il y a une connexion, voire une fusion : deux corps distants (pas toujours quand même !), des énergies communient, des pensées enfouies dans l’âme qui échappent à tout contrôle. Il se pourrait très bien qu’au lieu de chercher à dévergonder l’enfant que l’on fait danser, l’objectif soit de le décomplexer, d’étouffer en lui les sources de l’orgueil, de la timidité et, par ricochet, de l’inhibition. La danse est un moyen d’intégration sociale (ce n’est pas seulement valable pour la danse rituelle), une façon de panser des blessures que la raison ne sent pas.
Danser, c’est dès lors soulager son âme en donnant libre cours à son contenu latent, exercer son corps et le maîtriser ; c’est également se socialiser. Un fait notable mérite d’être analysé : le mariage, la circoncision, la guerre, le rite religieux et même les funérailles ont chacun leur forme de danse. Chaque danse serait donc un message, une façon de «parler», de sentir, d’être au monde. Ceux qui estiment que la transe est un moyen ou un témoignage de connexion avec le divin ne devraient pas être étonnés du caractère universel et noble de la danse. Si par la danse on peut modifier sa conscience pour oublier la «ritualité» de l’ordinaire, on se donne les moyens d’accéder à quelque chose de caché (aussi bien en nous qu’en dehors). On entend souvent les artistes dire «yëk-yëk la» (sensation, perception, intuition au sens bergsonien du terme) :
«L’intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. Elle saisit une succession qui n’est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l’avenir. C’est la vision directe de l’esprit par l’esprit. Plus rien d’interposé ; point de réfraction à travers le prisme dont une face est espace et dont l’autre est langage. Au lieu d’états contigus à des états, qui deviendront des mots juxtaposés à des mots, voici la continuité indivisible, et par là substantielle, du flux de la vie intérieure. Intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence.» La pensée et le mouvant, II Introduction (deuxième partie) De la position des problèmes)
L’intuition est définie ici par des termes familiers à l’Africain : «vision», «continuité indivisible» (sympathie), «coïncidence». On voit pourquoi certaines danses sont propices à la transe : l’état second dans lequel elles plongent la conscience est comme une suspension momentanée de l’activité éparse de la conscience, une forme de distraction. Cet état permet d’être en contact avec tout ce qui, à l’intérieur de soi et à l’extérieur, est occulté par le train-train quotidien. C’est pourquoi l’intuition est la «faculté» la plus propice à la métaphysique. La danse, ouvrant l’univers de la sympathie avec la réalité, pourrait donc être considérée comme une activité en apparence purement physique, mais dont le fond est métaphysique. Nietzsche ne disait-il pas dans La naissance de la tragédie : «je tiens l’art pour la tâche suprême et l’activité proprement métaphysique de cette vie» ? La vraie créativité consiste aussi dans cette capacité à transformer son corps en instrument pour exprimer, imprimer, impressionner, suggérer. Les danses sérères, par exemple, sont presque des symboles, des énigmes ou des codes :
«Chantant et dansant, l’homme se manifeste comme membre d’une communauté supérieure : il a désappris de marcher et de parler, et est sur le point de s’envoler à travers les airs, en dansant. Ses gestes décèlent une enchanteresse béatitude. De même que maintenant les animaux parlent et que la terre produit du lait et du miel, la voix de l’homme, elle aussi, résonne comme quelque chose de surnaturel : il se sent Dieu ; maintenant son allure est aussi noble et pleine d’extase que celle des dieux qu’il a vus dans ses rêves. L’homme n’est plus artiste, il est devenu œuvre d’art : la puissance esthétique de la nature entière, pour la plus haute béatitude et la plus noble satisfaction de l’Un-primordial, se révèle ici sous le frémissement de l’ivresse.» La Naissance de la tragédie, Friedrich Nietzsche.
On voit donc que, contrairement à une idée reçue, la danse n’est pas que divertissement, obscénité ; elle nous communique des choses innommables, elle dissout la distance qu’il y a entre notre âme et notre corps. Il se pourrait même que par la danse, nous donnions à notre âme une forme concrète, une matérialité qu’elle ne peut avoir par les concepts philosophiques et scientifiques. Ceux qui éprouvent des sensations étranges quand ils voient des veuves ou des orphelins danser autour du défunt, comprendront la dimension surnaturelle ou métaphysique de la danse. Qui n’a pas vu des soufis danser ne peut comprendre la signification mystique de la danse.
Alassane K. KITANE