La récente décision du Fonds monétaire international (Fmi) de ne pas approuver une nouvelle ligne de crédit en faveur du Sénégal a surpris et suscité une vive incompréhension. Ce choix intervient alors que le pays n’a jamais failli à ses engagements financiers vis-à-vis de ses partenaires internationaux, et qu’il figure parmi les économies les plus dynamiques d’Afrique de l’Ouest. Surtout, il envoie un signal paradoxal : celui de sanctionner la transparence budgétaire tout en récompensant, ailleurs, des pratiques politiques et économiques beaucoup plus préoccupantes.
Une «dette cachée»… ou une méthodologie clarifiée
Le motif avancé par le Fmi -la découverte de «nouvelles informations» sur une prétendue dette cachée- mérite d’être éclairci. Le différentiel constaté dans le stock de la dette publique sénégalaise ne provient pas d’un endettement dissimulé, mais d’un changement méthodologique. Alors que l’ancien régime avait omis d’intégrer les dettes des entreprises publiques et des entités parapubliques dans le calcul de la dette consolidée de l’Etat, la nouvelle administration du Président Bassirou Diomaye Faye a fait le choix de la transparence en les incluant.
Cette démarche de vérité budgétaire ne traduit pas une dégradation des fondamentaux économiques, mais une volonté politique forte d’établir une photographie fidèle et complète des finances publiques. Elle constitue une condition indis­pensable à une gestion rigoureuse et durable. Certes, l’omission passée était problématique, mais elle n’est pas imputable aux autorités actuelles, qui ont pris la responsabilité de corriger ces pratiques. La situation reste maîtrisable, à condition que les partenaires financiers continuent d’accompagner le pays au lieu de le fragiliser.
Une jurisprudence internationale claire… sauf pour le Sénégal
Le Fmi a déjà été confronté à des révisions de dette similaires dans d’autres pays partenaires. Dans plusieurs cas, loin de sanctionner ces démarches, il les a au contraire saluées et adaptées à travers des programmes de soutien renforcés :
Ghana (2015) : la révision méthodologique des comptes publics -faisant passer la dette de 56% à près de 70% du Pib- avait été saluée comme une «clarification bienvenue» (IMF Country Report No. 15/103). Le Fmi avait alors signé un programme de Facilité élargie de crédit de 918 millions Usd, considérant la transparence comme un facteur de crédibilité.
Turquie (2001-2002) : après une révision brutale des statistiques de dette consécutive à une crise bancaire, le pays avait bénéficié d’un soutien massif d’environ 16 milliards Usd, le Fmi soulignant que la correction statistique relevait d’une mise en conformité avec les standards internationaux.
Jamaïque (2013) : une révision méthodologique majeure avait été accompagnée par le Fmi, qui affirmait alors que «la transparence crée la confiance, même lorsqu’elle révèle des chiffres moins favorables» (IMF Press Release No. 13/150).
Grèce (2010-2012) : la révélation de dettes dissimulées avait conduit à un programme d’ajustement structuré, progressif et accompagné.
Equateur (2019) : la reconnaissance d’arriérés budgétaires importants avait permis une réorientation concertée des politiques publiques avec l’appui des bailleurs, sans rupture de confiance.
Ces précédents démontrent qu’il est non seulement possible, mais souhaitable d’accompagner les pays qui choisissent la transparence budgétaire, plutôt que de les sanctionner. Dans le cas sénégalais, la révision méthodologique n’est ni un dérapage ni une surprise macroéconomique : elle résulte d’un choix politique assumé qui devrait logiquement renforcer la confiance, comme cela a été le cas ailleurs.
Des divergences entre institutions financières internationales
Il convient également de souligner que la Banque mondiale ne semble pas totalement alignée sur la position actuelle du Fmi. Tandis que le Fmi adopte une posture de réserve, la Banque mondiale maintient une appréciation globalement confiante de la trajectoire économique sénégalaise. Elle reconnaît les efforts de transparence et de consolidation budgétaire entrepris récemment, tout en poursuivant son engagement dans plusieurs programmes structurants. Cette divergence interroge la cohérence de l’approche internationale à l’égard d’un partenaire historique comme le Sénégal.
Deux poids, deux mesures ?
Cette rigueur appliquée au Sénégal contraste fortement avec l’attitude beaucoup plus souple du Fmi envers d’autres pays de la région, notamment la Côte d’Ivoire, qui continue de bénéficier d’un soutien massif malgré un contexte politique et démocratique préoccupant. A la veille des échéances électorales d’octobre 2025, marquées par une crispation politique et institutionnelle, plusieurs faits graves sont documentés par des sources crédibles :
Exclusion de candidats majeurs : Laurent Gbagbo (Ppa-Ci) et Tidjane Thiam (Pdci) ont été écartés de la Présidentielle par des décisions judiciaires ou administratives controversées, privant des millions d’électeurs de leurs choix politiques naturels. Affi N’Guessan a également été exclu pour des motifs techniques contestés.
Radiations massives des listes électorales : des opposants, y compris Thiam, ont été radiés, empêchés de voter ou de se présenter, malgré des recours devant les juridictions nationales et internationales.
Répression, exactions et poursuites judiciaires ciblées : des organisations comme Human Rights Watch et Amnesty International ont régulièrement documenté des cas d’intimidation, d’arrestation arbitraire, de violence contre des opposants ou des manifestants pacifiques, notamment lors des scrutins de 2020.
Plusieurs figures de l’opposition –Damana Pickass, Justin Koua, Ipko Lagui (Ppa-Ci), ainsi que des proches de Guillaume Soro- ont été condamnées à de lourdes peines de prison pour des chefs d’accusation souvent liés à des opinions ou activités politiques (incitation à l’insurrection, diffusion de fausses informations, trouble à l’ordre public), assorties de privations de droits civiques.
Atteintes aux libertés civiles et politiques : interdiction de manifestations, arrestations arbitraires, intimidations de militants, restrictions de la liberté d’expression, harcèlement de journalistes et de membres de la Société civile. Des rassemblements pacifiques ont été dispersés violemment.
Manque de transparence du processus électoral : critères opaques de parrainage des candidats, calendrier électoral peu accessible, Com­mission électorale indépendante contestée, absence de recours efficaces.
Absence volontaire de révision des listes électorales : à la veille des échéances électorales, les autorités ivoiriennes ont délibérément renoncé à organiser une révision inclusive et transparente des listes électorales, privant ainsi une partie significative des citoyens de leur droit de participation politique. Cette pratique va à l’encontre des standards démocratiques régionaux et internationaux.
Ces faits constituent une violation de l’article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (adopté par l’Onu en 1966) : cet article garantit à tout citoyen le droit et la possibilité, sans discrimination et sans restrictions déraisonnables, de participer à la direction des affaires publiques, de voter et d’être élu lors d’élections périodiques, honnêtes et au suffrage universel. Le refus de mettre à jour les listes électorales et les restrictions arbitraires imposées à certaines candidatures constituent une violation manifeste de ces obligations internationales.
Cette série de violations structurelles et répétées des droits civils et politiques, du droit à la participation, à un procès équitable, et des libertés fondamentales n’est pas nouvelle. Elle est documentée notamment par Le Monde, Anadolu Agency, le Carter Center, l’Iri, Eisa et plusieurs organisations internationales.
Alors, comment se fait-il que ces violations graves des droits humains n’aient pas entraîné de réévaluation du soutien financier international, contrairement au traitement réservé au Sénégal pour une révision méthodologique comptable parfaitement légale et transparente ?
Comment expliquer qu’un pays qui assume une transparence budgétaire exemplaire se voie freiné dans la mise en œuvre de projets structurants essentiels à son développement, tandis qu’un autre, confronté à des tensions politiques et à des reculs démocratiques manifestes, reçoive une confiance renouvelée ?
Cette asymétrie de traitement alimente le sentiment d’un deux poids, deux mesures difficilement justifiable, économiquement comme politiquement. Elle illustre un dysfonctionnement préoccupant dans le traitement réservé par les institutions financières internationales et les organisations régionales africaines. Alors que le Sénégal est sanctionné pour avoir pratiqué la transparence budgétaire, la Côte d’Ivoire continue d’être soutenue malgré des violations répétées des principes démocratiques fondamentaux.
Plus étonnant encore, le silence complice des dirigeants de la Cedeao : bien que la Charte de la Cedeao et son Protocole sur la démocratie et la bonne gouvernance imposent aux Etats membres d’assurer la transparence et l’inclusivité des processus électoraux, les dirigeants régionaux sont restés silencieux face à ces manquements flagrants. Cette absence de réaction fragilise la crédibilité de l’organisation et banalise la violation de ses propres textes fondateurs.
Un signal dangereux pour la région
Si le Fmi choisit aujourd’hui de sanctionner un pays pour avoir fait preuve de rigueur et de transparence, il enverra un signal dissuasif à d’autres Etats africains qui hésitent encore à révéler l’intégralité de leurs engagements financiers. Cela reviendrait à encourager la dissimulation plutôt que la sincérité comptable.
Le Sénégal ne réclame aucun privilège : il demande simplement que son engagement en faveur d’une gouvernance économique rigoureuse soit reconnu et accompagné, plutôt que retourné contre lui. Dans une région aux équilibres politiques et économiques fragiles, les signaux envoyés par les institutions financières internationales sont déterminants. Sanc­tionner la transparence tout en récompensant l’opacité constituerait une faute politique aux conséquences régionales potentiellement lourdes.

Amar THIOUNE
Politiste, expert en coopération internationale,
Chercheur associé au Larespo Université Gaston Berger de Saint Louis
Fondateur du Think Tank Diaspora Emergence et du Cabinet de stratégie Innova Event & Consulting Holding
Références
IMF Country Report No. 15/103 (Ghana, 2015)
IMF Staff Reports (Turkey, 2002)
IMF Press Release No. 13/150 (Jamaica, 2013)
IMF Fiscal Transparency Code (2014)
World Bank Policy Research Working Paper 7501 (2015)
Le Monde Afrique (février–septembre 2025), Anadolu Agency (2025), Carter Center (2021), IRI Pre-Election Mission Reports, EISA (2020).