Festivals, émissions spéciales, tournées : après plusieurs décennies de débrouille, les comiques africains ne sont plus pris pour des rigolos et commencent à voir leur activité se professionnaliser.
«Heu… commandant… les cabinets sont cassés.» En ce 28 juin, devant quelque 5 000 spectateurs hilares et des cigognes interloquées regroupés dans l’enceinte majestueuse du palais El Badii, Jamel Debbouze fait une apparition surprise. Pour cette soirée arabophone du «Marrakech du rire», son comparse Eko, star du stand-up marocain, joue les pilotes d’avion du vol Mdr-26-36 et invite une foule d’humoristes confirmés ou débutants à se produire sur scène. Gare au crash ! Si les spectateurs se lèvent, chantent, réagissent au quart de tour pour encourager les meilleurs, il n’hésite pas à interpeller, voire voler la vedette aux moins aguerris. Aucun risque en tout cas que Jamel soit torpillé en vol, le boss met le public dans sa poche dès qu’il apparaît avec son histoire de toilettes défectueuses.
Pari gagné pour Jamel Debbouze
Difficile de savoir qui est le plus applaudi, à la fin de son sketch, du Jamel «serial vanneur» ou du Jamel entrepreneur de spectacles qui a créé l’un des rendez-vous incontournables du Maroc. Le «Marrakech du rire» a fêté cette année sa septième édition en fanfare : c’est l’un des très bons scores d’audience de la chaîne française M6 (3,4 millions de téléspectateurs cette année), qui peut également toucher, grâce à Tv5 monde, un public cosmopolite de 70 millions de personnes.
Surtout grâce à son «Gala Afrika», le festival a tissé un pont avec l’Afrique subsaharienne. C’est l’une des grandes fiertés de Jamel qui a avoué débourser personnellement 200 mille euros pour chaque édition.
Si le «Mdr» est le plus médiatisé des festivals du continent, il est évidemment loin d’être le seul
Le budget total de la manifestation est estimé à 3 millions d’euros (hors billets d’avion, chambres d’hôtel et taxis, offerts par les partenaires), mais les retombées sont énormes pour la profession, la ville et le royaume. Artistes, techniciens, services de sécurité, restaurants, compagnies aériennes, hôtels (la manifestation génère plus de 2 500 nuitées, selon le site de L’Economiste) : difficile d’évaluer précisément ce que l’humour rapporte, mais beaucoup.
Si le «Mdr» est le plus médiatisé des festivals du continent, il est évidemment loin d’être le seul. Mamane a le sien à Abidjan, le «Festival du Gondwana», dont la troisième édition est prévue en décembre (et où Jamel sera d’ailleurs invité cette année). Lauryathe Bikouta propose, depuis plus de dix ans, «TuSeo», le «rendez-vous international du rire de Brazzaville».
Les cassettes audio de comiques des années 1980 ont inspiré des générations d’humoristes
D’autres sont ou ont été à la manœuvre : à Kinshasa, Ados Ndombasi, au Gabon Omar Defunzu, à Lomé Frédéric Gakpara… Et tout récemment, le festival montréalais «Juste pour rire» (Just for Laughs, le plus grand du monde, avec 2 millions de spectateurs) a annoncé sa décision de s’implanter en Afrique du Sud.
Une profession mieux reconnue
Les humoristes seraient donc devenus bankable ? Ils sont en tout cas mieux organisés, plus médiatisés et reconnus qu’il y a quelques dizaines d’années.
En somme, la profession s’est professionnalisée. C’est du moins le constat que fait Mamane avec le recul de ses 50 ans. L’humoriste se souvient d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Dans les années 1980, c’était, selon lui, le Cameroun qui dominait l’humour sur le continent, grâce à des artistes comme Jean-Michel Kankan ou Daniel Ndo, plus connu sous le pseudonyme d’Oncle Otsama. «La radio, mais surtout des cassettes audio vendues un peu partout permettaient de diffuser leurs sketchs, se souvient le président du ‘’Parlement du rire’’. C’est grâce aux cassettes que j’ai découvert Jean-Michel Kankan, que j’ai écouté et réécouté, et qui m’a beaucoup influencé.»
Le Cameroun a été rejoint plus tard par la Côte d’Ivoire. Une série télévisée comme Ma famille, créée en 2002, ou les sketchs et Dvd des Guignols d’Abidjan ont permis de médiatiser des talents tels que Michel Gohou et Digbeu Cravate. Comme le précise Mamane, les spectacles ont longtemps été joués dans des lieux «très éclectiques» : salles de cinéma, salles des fêtes, théâtres en première partie des ballets ou des orchestres nationaux.
«Lorsque les comiques africains se produisaient en France, c’était parfois dans de simples restaurants, ou dans des salles au fin fond de la banlieue. Mais ils déplaçaient toute la diaspora.»
Et quand enfin les Guignols d’Abidjan débarquent dans le théâtre de Ménilmontant, à Paris, en novembre 1998, pour accommoder la comédie de boulevard à la sauce ivoirienne (tribulations d’un couple dopé au viagra, dévaluation du franc Cfa…), on «frise l’émeute», selon un journaliste d’Africultures, présent à l’époque. Les Ivoiriens de la capitale se retrouvent, gloussent, applaudissent après chaque réplique.
Mais c’était il y a déjà vingt ans. Preuve de l’essor des comiques africains, Mamane et son équipe (Gohou, Digbeu, Charlotte Ntamack et Omar DeFunzu), après avoir joué leur spectacle «Sans visa» à l’Européen (350 places) à guichets fermés, se produiront dans la salle mythique de l’Olympia (2 000 places) en janvier 2018.
Autodidacte ou formation professionnelle : tous le même but
«Pratiquer le métier même d’humoriste, c’est quelque chose de récent en Afrique, note l’Ivoirien Adama Dahico. Encore aujourd’hui, c’est impossible de programmer un spectacle dans une salle sur un mois entier. Mais on est pris un peu plus au sérieux, et on n’a plus à jongler avec des activités qui n’ont rien à voir.» Chanteur, acteur de cinéma, chroniqueur radio et télé, écrivain, l’homme de spectacle multiplie pourtant toujours les casquettes. Il a même tenté sa chance à la Présidentielle de 2010… «J’étais le premier humoriste ivoirien à me présenter, mais je ne serai pas le dernier», commente-t-il sobrement.
Adama Dahico dirige aussi des stages pour former les jeunes pousses de l’humour, à l’image de nombre de ses confrères les plus populaires. Mais pour l’heure, aucune véritable école spécialisée dans la comédie n’existe sur le continent. Les nouveaux talents passent parfois par des conservatoires de quartier ou sont de purs autodidactes. C’est le cas par exemple de Moustik Karismatik.
«Je viens d’une famille polygamique qui n’a pas beaucoup de moyens, précise le Camerounais. J’ai d’abord fait rire mes parents, mon quartier, puis on m’invitait dans les anniversaires et les kermesses. Je n’ai aucune formation professionnelle, mais j’ai beaucoup regardé les comiques sur internet et sur scène.» «Il y a un vrai manque de structures pour former les humoristes en Afrique, confirme Mamane. Personnellement, si je n’étais pas parti en France où je devais mener une thèse sur la physiologie végétale, l’idée ne m’aurait jamais traversé l’esprit de devenir un professionnel de la comédie. C’est un ami qui m’a encouragé et conseillé de m’inscrire dans un atelier de théâtre. Mes anciens camarades de classe au Niger n’en reviennent d’ailleurs toujours pas que j’aie suivi cette voie.»
Une société «humoristique» pour pallier les arnaques
Le comédien a créé sa société, Gondwana city productions, il y a six ans, à Abidjan. Sa structure lui permet de produire ses spectacles, ceux de ses compagnons de route… et de donner un peu plus de sérieux à son activité.
La question du financement des festivals et des shows revient en permanence
«Pendant longtemps, l’amateurisme dominait dans l’organisation et la rémunération. Quelqu’un vous appelait : “Viens jouer, j’ai une bonne salle pour toi, tu es sûr d’avoir du public, et je te paie à la fin du spectacle.” Souvent, c’était de l’arnaque. Le gars affirmait qu’il n’était pas rentré dans ses frais et proposait juste 20% des recettes. A l’issue d’un de leurs shows, Gohou et Digbeu se sont même rendu compte que l’organisateur avait filé avec la caisse. Aujourd’hui, avec ma société de production, nous exigeons de vrais contrats, un acompte, la prise en charge des frais de transport…»
Un obstacle s’oppose néanmoins à l’organisation de vraies tournées organisées à l’échelle nationale ou du continent : le manque d’infrastructures. «Dans un pays comme la Côte d’Ivoire qui accueille la crème de l’humour, il n’y a guère que cinq salles aux normes professionnelles. D’ici à 2018, j’aimerais lancer mon propre lieu.»
A la recherche de subventions pour faire évoluer l’activité
La question du financement des festivals et des shows revient en permanence. «Le problème des Africains, c’est les Africains, ironise Oualas, humoriste d’origine marocaine qui a grandi en Côte d’Ivoire. Nous avons du mal à soutenir nos frères. Les entreprises ici et ailleurs vous disent : ‘’Désolé, nous n’avons pas de budget pour vous suivre’’. Et sortent 100 mille euros pour inviter des Dj à leurs soirées.»
Mamane, de son côté, «part au front» régulièrement pour récolter des subsides. Il s’associe aux Instituts français et retient de plus en plus l’attention de sociétés privées (notamment de téléphonie mobile) qui, jusqu’ici, avaient plus tendance à financer des événements sportifs ou des concerts.
«Elles se rendent compte que l’humour est vendeur et qu’en plus il suffit de payer un ou deux artistes seulement pour faire le show.»
La télévision permet d’assurer des rentrées d’argent
Les émissions de télévision, en se multipliant, assurent également d’importantes rentrées financières. L’émission «Bonjour» a fêté ses 10 ans cette année à la Rti (Côte d’Ivoire). Le télé-crochet «Castel live comedy» a fait les beaux jours de Canal 2 international, au Cameroun. Au Sénégal, dans le «Kouthia show», sur Tfm, l’humoriste vedette brocarde jusqu’à Donald Trump…
On n’oublie évidemment pas le «Parlement du rire» qui fait la meilleure audience de Canal+ Afrique avec le football et frôle les 85% de taux de satisfaction. Un score digne d’un dirigeant du Gondwana !
Reste que pour Mamane, la profession a encore du travail à accomplir pour mieux se structurer. «Pour l’heure, je dirais qu’une vingtaine d’Africains seulement vivent exclusivement de leur art», regrette-t-il. Il voit d’un bon œil l’arrivée de nouvelles salles, comme les Canal Olympia créées par Vivendi. Mais pense aussi que sa génération doit encore œuvrer pour aider les suivantes.
De son côté, l’humoriste chef d’entreprise fourmille de projets. Le festival du Gondwana pourrait bientôt s’étendre à Dakar et à Niamey. Et une école pourrait voir le jour au Niger pour former les Mamane de demain.
Jeuneafrique