Monsieur le juge
En ma qualité de citoyen domicilié à Tivaouane, tuteur, parent d’élève et enseignant, je vous saisis pour vous dire ce que je pense de l’audience foraine que vous avez bien voulu organiser en collaboration avec le Secrétariat municipal.
Dès l’annonce de la tenue de cette audience foraine programmée initialement pour le 6 avril, vous avez suscité l’espoir chez les parents, tuteurs et enseignants qui pensaient que vous leur donnerez à tous l’occasion d’inscrire leurs enfants et élèves dans les registres de l’état civil de la mairie de Tivaouane. Cet espoir justifie le rush que vous avez constaté aux alentours des locaux de la mairie : durant les deux jours, le 19 et le 20 avril, retenus finalement pour les jugements d’autorisation d’inscription de naissance que vous présidez, les demandeurs venus des quatre coins du département, sans peut-être avoir la bonne information, étaient très nombreux à répondre à l’appel.
Les enjeux que vous avez bien compris, dont un droit à l’identité, la non-déclaration à la naissance constitue un frein pour l’éducation des enfants, justifient l’organisation de l’audience foraine pour venir en aide aux enfants qui n’ont pas été déclarés à leur naissance, à ceux dont les papiers ont été perdus ou partis en fumée dans l’incendie de la mairie de Tivaouane en 2012.
Et, plusieurs jours avant la tenue de l’audience foraine, les autorités municipales ont enregistré plusieurs centaines de personnes au moins : un chiffre de 3000 dossiers a été avancé d’ailleurs. Vous êtes sûrement au courant qu’une somme de 3000 F Cfa avait été exigée en plus d’un dossier constitué des photocopies des pièces d’identité des parents. Ainsi, une importante somme d’argent a été encaissée. Je ne saurais avancer un montant au risque de devoir le justifier sans y arriver et d’être fautif ou de me voir accusé et condamné pour outrage à magistrat ou dénonciation calomnieuse. Mais faites le calcul vous-même, vous trouverez sûrement un montant à 7 chiffres.
Peu importe la destination de cet argent ou l’utilisation qu’on en fera. Peut-être qu’une partie de cet argent, je n’affirme rien, a servi à désintéresser vos collaborateurs et membres de la commission, les agents de la mairie commis pour encaisser cet argent. Et, peut-être une autre somme de l’argent encaissé a servi aussi à payer votre restauration. En plein mois de Ramadan, vous êtes resté sur place jusqu’à une heure tardive, alors qu’en temps normal, vous seriez chez vous recevant de vos proches, un café bien chaud. Vous avez travaillé dans des conditions difficiles et vous aviez besoin de vous reposer, d’observer une pause pour rompre le jeûne. Mais, permettez moi de vous rappeler, sans vous en vouloir, qu’au moment où on vous servait un repas copieux à l’intérieur, des centaines de personnes résignées attendaient dehors et n’avaient rien à se mettre sous la dent pour rompre le jeûne : ils venaient des villages environnants et certains avaient rompu le jeûne avec l’aide de quelques voisins dont les maisons jouxtent la maire.
J’apprécie à sa juste valeur les sacrifices consentis, le travail effectué dans des conditions difficiles et je salue au passage votre abnégation, votre sens du devoir et des responsabilités dont celle de s’appuyer sur la justice pour servir vos concitoyens. Seulement, ce service pour lequel vous avez demandé de l’argent, tous les parents et tuteurs d’élèves qui ont payé n’en ont pas bénéficié.
C’est votre pouvoir discrétionnaire de chef de service de juger, d’accepter ou de refuser, après appréciation sur la base d’éléments fournis par les demandeurs. Mais, vous nous reconnaissez à nous parents et tuteurs le droit de nous interroger quand les motifs de rejet ne sont pas clairement expliqués ou le sont à la va-vite, parce que vous étiez débordé, envahi, fatigué. Beaucoup de parents ou tuteurs, qui ont vu le dossier de leurs protégés refusé, ont été surpris et déçus des réponses qu’on leur a servies, surtout que le refus n’était pas motivé par écrit comme il est de coutume dans l’Administration.
Dans la plupart des cas, vous vous êtes contenté d’une explication orale sans convaincre des demandeurs qui pensaient être éligibles à partir du moment où à la mairie on a encaissé leur argent sans leur faire comprendre au préalable que le jugement d’autorisation de naissance est une décision judiciaire, et pas un droit qu’on doit payer.
Un parent, qui cherchait un jugement à son fils scolarisé à Tivaouane, m’a confié ne pas comprendre le motif que vous lui avez servi : que le père de l’enfant n’est pas né à Tivaouane, mais dans un autre département et pourtant si vous avez bien vérifié vous allez voir sur la pièce d’identité que le parent est bien domicilié à Tivaouane. Il est sorti de la salle avec un enfant en pleurs, un élève inquiet surtout pour ses études, sa protection parce que vous le savez sans doute,  «sans enregistrement, l’enfant ne peut être protégé car il n’a pas d’existence officielle». Et d’habitude quand on parle d’audience foraine, on pense à des facilitations d’inscription des enfants à l’état civil. Vous comprenez le désabusement de ces nombreux élèves et parents à qui vous avez refusé l’inscription à l’état civil, un droit consacré.
Certes, la responsabilité des parents est réelle dans cette absence d’inscription, mais il appartient à l’Etat, dont vous êtes un des plus hauts représentants, dans sa mission régalienne, de corriger, de faciliter l’accès aux droits des citoyens. Et, c’est beaucoup plus sensible quand il s’agit des droits de l’enfant.
Ce n’est pas au juriste que vous êtes que je vais rappeler que les droits des enfants sont des droits humains ; que les droits de l’enfant sont des droits civils et politiques, comme le droit à une identité, le droit à une nationalité pour ne pas être apatride ; que le Sénégal a ratifié la convention internationale, dont celle relative aux droits des enfants adoptée le 20 novembre 1989 par l’As­sem­blée générale des Nations unies, et tous les textes régionaux sur les droits des enfants.
Président, permettez-moi de vous rappeler encore que la déclaration à la naissance est l’affaire de tous comme il est précisé dans l’article 51du Code de la famille sénégalais, où on peut lire «la déclaration peut être également effectuée par le délégué de quartier, le chef du village ou le procureur de la République».
Président, sans vouloir offenser ou manquer de respect à qui que ce soit, je pense qu’il y a des impairs, des couacs qui engagent votre responsabilité et celle de la mairie où les agents n’ont pas clairement communiqué sur les consignes que vous leur avez données. Et je suppose, venant du chef de service que vous êtes, qu’elles étaient claires pour être appliquées. Je pense à mon humble avis qu’on n’a pas assez communiqué autour de cette audience pour clarifier les conditions d’éligibilité ou critères à remplir pour prétendre à ce droit d’identité.
Sans vouloir donner des leçons de management à qui ce soit, permettez-moi encore, président, de vous rappeler : dans le «new management public» on parle beaucoup de la règle des 4C (Courage, Considération, Clarté, Cohérence). Et dans ces quatre piliers collaboratifs, la considération et la clarté jouent un rôle important : clarté signifie se faire comprendre pour être obéi ; la considération, qui est la base d’un management performant, signifie attention portée aux personnes, écoute, respect à travers les décisions et actes posés.
Votre décision et actes posés par vos collaborateurs durant la préparation et l’organisation de cette audience foraine frisent l’irrespect : c’est dans la cacophonie, dans des conditions très difficiles que les populations ont attendu des heures durant vos décisions de justice. On aurait mieux organisé tout cela avec une meilleure planification.
Je me demande encore si les consignes que vous avez données aux autorités municipales ont été respectées ? Si ces dernières ont partagé et communiqué en tenant compte de vos consignes ou si c’est à dessein qu’ils ont préféré ne pas communiquer pour encaisser plus d’argent ? Ont-elles écouté et suivi les conseils de ceux qui leur avaient suggéré de limiter le nombre de demandeurs, de fournir une preuve de versement à ceux qui se sont acquittés de la somme demandée aux guichets de la mairie ? Sur quelle base légale on s’est appuyé pour demander cette somme ?
Des questions qui interpellent notre conscience citoyenne et interpellent aussi les militants des droits de l’enfant pour dénoncer les pratiques de ce genre qui sapent tous les efforts consentis pour assurer un service public de qualité. Je pense sincèrement que le montant de 3000frs, fixé par qui et au nom de quoi, exigé à des «parents-gorgoolous«, dont beaucoup habitent dans les villages environnants et s’activent dans l’informel en période de pandémie, aurait dû être revu à la baisse.
Bref, vous comprenez, Mon­sieur le président, que c’est un citoyen outré qui a pris la responsabilité sur lui de vous interpeller en tout respect et qui espère vous voir apaiser les frustrations et déceptions de parents, tuteurs et enseignants à qui on a pris de l’argent sans en retour leur offrir un service. A défaut de réexaminer les dossiers de demandeurs, il faut veiller à ce que l’argent encaissé à la mairie sur la base de promesses non tenues soit remboursé. C’est juste une sollicitation, une demande et pas autre chose.
Je vous prie d’agréer monsieur le juge, l’expression de mes res­pec­tueuses et sincères salutations.
Bira SALL – Professeur de Philosophie au lycée Ababacar Sy
de Tivaouane Chercheur en Education Doctorant en Psychologie de l’Enfant
Université Toulouse 2 (Jean Jaurès) – sallbira@yahoo.fr