Dénoncer et alerter sont deux mots très en vogue au Sénégal. Depuis le 4 avril 2024, date à laquelle le président de la République nouvellement élu a émis le vœu pieux de recouvrer, à tout prix, les avoirs de l’Etat, quitte à récompenser et protéger les dénonciateurs de détournement de deniers publics, d’escroquerie ou de recel portant sur des deniers publics, de corruption ou de concussion, ainsi que les lanceurs d’alerte, le Peuple sénégalais, dans sa grande majorité, a accueilli l’information avec jubilation et manifesté son désir de soutenir la reddition des comptes. Tout laisse croire que les Sénégalais veulent s’assurer que les crimes en général, les crimes économiques en particulier, ne vont pas payer sous le magistère de Son Excellence Bassirou Diomaye Diakhar Faye. Il est évident que le recouvrement des avoirs sera déterminant dans la lutte contre les crimes économiques organisés. Cependant, des publications inexactes, calomnieuses, injurieuses ou diffamatoires ne doivent pas pousser comme du champignon vénéneux sur les réseaux sociaux, dans les médias classiques ou tout simplement dans les livres et salles de conférence. La reddition des comptes consiste à priver les délinquants de leurs profits illicites, à promouvoir la transparence, à vaincre la corruption et la concussion, à moderniser la vie économique sans s’investir avec le plaisir de nuire. Il faut donc avoir l’art de dénoncer et d’alerter, c’est-à-dire savoir «rendre le crime odieux, le vice saillant et la vertu aimable» pour reprendre le mot du critique littéraire André Gide ! La dénonciation et l’alerte sont ainsi étrangères à la calomnie, à la diffamation, à l’injure, à la diffusion de fausses nouvelles et pour nous fonctionnaires, les deux notions doivent être mises à l’aune du secret professionnel.
En Droit, la dénonciation est l’acte par lequel un citoyen porte à la connaissance des autorités policières ou judiciaires, ou même une autorité administrative indépendante comme l’Office national de lutte contre la corruption (Ofnac), une infraction dont il a eu connaissance. Elle peut être ordonnée par la loi dans certains cas. La loi sénégalaise n°2012-22 du 27 décembre 2012 portant Code de transparence dans la gestion des finances publiques en est un exemple parfait. Elle institue une obligation de dénonciation en ces termes : «Des sanctions prononcées dans le respect des règles de l’Etat de Droit sont prévues à l’encontre de tous ceux qui, élus ou agents publics, ont violé les règles régissant les deniers publics. La non-dénonciation à la Justice de toute infraction à ces règles par un agent public qui en aurait eu connaissance est sanctionnée pénalement.» La dénonciation postule donc une connaissance exacte des faits incriminés. Quand on sait que les informations portées à la connaissance de l’autorité compétente sont fausses avec l’intention de nuire à autrui, la dénonciation est calomnieuse et son auteur peut tomber sous le coup de l’article 362 du Code pénal. Ce texte punit la dénonciation calomnieuse d’un emprisonnement de six mois à cinq ans et d’une amende de 50 000 à 500 000 francs. Lorsque les fausses nouvelles données de bonne ou mauvaise foi auront entraîné une désobéissance aux lois du pays ou porté atteinte au moral de la population, ou jeté le discrédit sur les institutions publiques ou leur fonctionnement, leur auteur sera passible de poursuites pour diffusion de fausses nouvelles sur le fondement de l’article 255 du Code pénal. Si la diffusion de fausses nouvelles porte atteinte à la chose publique, l’injure et la diffamation nuisent aux personnes. L’injure consiste en des propos ou écrits grossiers qui portent atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne. Il peut s’agir de propos ou d’écrits diffamatoires, mais ce n’est pas toujours le cas. La diffamation est le fait d’accuser une personne des faits précis qui portent atteinte à son honneur ou à sa considération, sans preuve ou avec des preuves insuffisantes. Les articles 258 à 264 du Code pénal répriment l’injure et la diffamation sous toutes leurs formes.
A la différence des plaintes et dénonciations, l’alerte est pour le moment inconnue du Droit pénal sénégalais. En attendant la loi sur la protection des lanceurs d’alerte annoncée en Conseil des ministres, un regard sur le Droit français permet de définir le lanceur d’alerte. La loi française n°2022-401 du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte dispose en son article 6-1 qu’«un lanceur d’alerte est une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l’intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d’une violation d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement. Lorsque les informations n’ont pas été obtenues dans le cadre des activités professionnelles mentionnées au I de l’article 8, le lanceur d’alerte doit en avoir eu personnellement connaissance». En France, le signalement d’une alerte est porté à la connaissance du supérieur hiérarchique direct, de l’employeur ou d’un référant désigné par celui-ci. L’absence de diligence de ce dernier dans un délai raisonnable porte le signalement devant l’autorité judiciaire, à l’autorité administrative ou aux ordres professionnels. Le défaut de traitement dans un délai de trois mois doit rendre le signalement public (art 8-I). Lesdits organismes peuvent recevoir directement le signalement en cas de danger grave et imminent ou en présence d’un risque de dommages irréversibles (art 8-II). Des procédures appropriées de recueil de signalements y sont instituées (art 8-III) et toute personne peut adresser son signalement au défenseur des droits afin d’être orientée vers l’organisme approprié de recueil de l’alerte (art 8-IV).
Il résulte de ce qui précède qu’il y a une approche formelle de l’alerte. Il est à noter aussi qu’au fond, le signalement n’est pas toujours admis : «Les faits, informations et documents, quel que soit leur forme ou leur support, dont la révélation ou la divulgation est interdite par les dispositions relatives au secret de la défense nationale, au secret médical, au secret des délibérations judiciaires, au secret de l’enquête ou de l’instruction judiciaire ou au secret professionnel de l’avocat, sont exclus du régime de l’alerte.» (art 6)
Le secret professionnel et le secret tout court sont au cœur du débat, dans le contexte actuel où le pouvoir politique entend recouvrer les avoirs de l’Etat. Le même débat s’était posé en 2014, au lendemain d’une conférence de presse lors de laquelle le Procureur spécial près la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei) a brandi une liste de vingt-cinq suspects. Nous reproduirons in extenso la note de lecture que nous avions faite à cet effet et qui a été publiée dans un journal de la place le 4 février 2014, sous le titre : «Le secret professionnel ou secret coincé entre transparence et opacité sous l’arbitrage des médias.»
Par ces temps qui courent, peu de sujets suscitent autant d’intérêt et de curiosité que le secret professionnel. Chacun, suivant ses propres motivations, se fait insidieusement une opinion sur la question. Et tout le monde y va avec passion. Dans ce débat où juristes et non-juristes se confondent, où vérité et contrevérité convergent et où Dame Justice est la cible de tous, les médias jouent un rôle d’arbitre ô combien salutaire, mais sans verdict. N’est-ce pas le propre des démocraties de laisser subsister les contradictions ? Dans un bel article intitulé «Le principe de Justice», Paul-Albert Iweins, ancien bâtonnier de la Cour d’appel de Paris, répond par l’affirmative en écrivant que «médias et Justice ne sont en plein accord que dans les dictatures». Seulement, professionnels de la Justice et journalistes n’ont pas la même notion du temps. Cette notion fondamentale qui les sépare est la source des fuites, des malentendus, des incohérences que les droits de réponse ne pourront jamais réparer. Le temps est nécessaire à la Justice pour la recherche de la vérité, pour le débat contradictoire avec l’exposé des thèses, l’analyse, puis la réflexion et la décision. En revanche, le temps des médias est celui de l’immédiateté, de l’inévitable raccourci. Or, réduire pour être sûr d’être lu, cru ou compris, ou tout simplement pour servir l’opinion, c’est trop souvent caricaturer. Maître Iweins fait remarquer, à juste titre, que «conflit de droit, de devoir, de pouvoir… les relations entre la presse et la Justice ne sont pas près de s’améliorer». Le public a le droit de savoir et veut tout savoir, alors que chacun a droit à une part de secret. Et, ajoute Jean-Claude Mangédie, ancien président du Tribunal de grande instance de Paris, «si l’opinion est avide de transparence, les mêmes qui désirent tout savoir sur autrui manifestent un souci également proportionnel de ne pas voir leur problème porté sur la place publique». Au demeurant, la Justice est rendue au nom du Peuple, lequel fait l’opinion. C’est sous cet angle, pensons-nous, qu’il faut comprendre que le secret professionnel, archétype des secrets, est coincé entre transparence et opacité. A l’obligation de garder le secret, s’oppose une certaine communication utile. Le secret de l’enquête et de l’instruction s’oppose à l’information du public. Soit ! La publicité donnée par les médias à une affaire judiciaire peut porter atteinte à la vie privée, au secret professionnel. C’est vrai ! Mais, ironie du sort, le secret professionnel, c’est aussi l’arbre qui cache la forêt. Il sert de masque aux démagogues, aux détourneurs de deniers publics. L’homme «misérable tas de secrets», comme l’appelle André Malraux, concède donc une partie de son intimité d’autant plus que sans cette concession, «le contrat social» théorisé par Rousseau s’avère impossible parce qu’irréalisable. Dans le contexte d’un Sénégal qui se vante de privilégier l’information et la transparence, le secret professionnel, comme le secret tout court, a du mal à résister. Il est porteur d’obscurité, de ténèbres, de dissimulation, d’opacité, de clandestinité, de déloyauté. C’est pour cette raison qu’il empiète la transparence qui laisse apparaître les idées de clarté, de limpidité, de pureté et de netteté avec comme objectif la vérité. Selon le mot du juge Magendie, «cet état idéal de transparence est la conjugaison inquiétante de la passion de la vérité, de la vertu, du contrôle, du soupçon et du droit». Faut-il alors s’étonner que la sphère du secret, de l’intime soit rétrécie ? Sensément non ! Une communication utile parce que rare, sobre, limitée, bien documentée et précise, permettra toujours de combler le gap résultant de la dialectique secret professionnel-transparence. Maître Iweins a raison d’écrire à cet effet que «la Justice a besoin de secret, mais elle ne peut s’y abriter trop longtemps, au risque de tomber dans l’arbitraire».
Les Sénégalais exigent de connaître au centime près, le montant des revenus de leurs dirigeants et leurs origines licites. C’est dans cette logique que les réformes tant attendues doivent aboutir à des lois de transparence.
Maître Ibrahima DIOP
Greffier au TGI de Louga
Secrétaire Général chargé de l’éducation, de la recherche et de la formation de l’Union nationale des travailleurs de la Justice (Untj)
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