Abou Sangaré, jeune sans-papiers guinéen, incarne à l’écran Souleymane, livreur à vélo ubérisé dans la capitale française. Sa propre histoire, conjuguée à celle de Souleymane, a ému la Croisette dans un film français qui parle peul, malinké et dioula.

Par Jean-Pierre Pustienne (Correspondance particulière) – A quoi bon jouer sa peau à vélo pour une hypothétique poignée d’euros sur l’ingrat et glissant pavé parisien ? Déterminé, Souleymane, sans-papiers venu de Guinée Conakry, ne se pose pas la question. Souleymane pédale tel un forçat de la route dans une épreuve contre la montre. Il ne s’agit pas seulement de livrer des repas à domicile pour le profit d’une plateforme internet (Uber ou l’autre, au choix). L’enjeu ? Son existence-même en fait. Dans 48 heures, il a rendez-vous à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) concernant sa demande d’asile. Un rendez-vous crucial pour espérer stabiliser des conditions d’existence encore plus scabreuses et précaires que l’équilibre de sa bicyclette qu’évite au même moment un bus parisien. Souleymane pédale en ressassant un scénario censément crédible qui devrait ou pourrait entrer dans les cases de l’Ofpra.

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Tel est le pitch de L’Histoire de Souleymane en compétition dans la sélection Un Certain regard du 77e Festival de Cannes. «Une question sociétale en forme de thriller», dixit son auteur, Boris Lojkine. 48 heures chrono en ligne directe (presque) droite. En d’autres termes, «Straight» comme un shoot d’adrénaline nous menant au point où se conjuguent et se télescopent deux dramaturgies : celle des livreurs «ubérisés» et la question cruciale des papiers. Pour Lojkine, agrégé de philo français passé à la caméra via l’Asie et l’Afrique, Vietnam, Congo ou encore République centrafricaine, L’Histoire de Souleymane prolonge et dépasse, à sa manière, Hope, son premier film de fiction primé à la Semaine de la critique, en 2014. Hope (Espoir) narrait le parcours d’un Camerounais et d’une Nigériane sur la redoutable route migratoire vers l’Europe. C’est-à-dire là où, une fois parvenus, Souleymane et les autres irréguliers galèrent en pédalant, dans l’espoir d’une délivrance sous forme de document administratif.

«En les fréquentant et les écoutant, témoigne Lojkine, j’ai compris que nombre d’entre ces livreurs à vélo dépourvus de papiers, privés du droit de travailler officiellement, utilisent des identités d’emprunt qu’ils louent au prix d’un tiers de leurs gains, voire plus. Ce que je n’ai pas intégré dans le scénario pour ne pas trop noircir le tableau, c’est qu’ils se font sans cesse voler leurs montures et doivent les racheter généralement à ceux qui les volent. Selon moi, il y a matière à refaire, aujourd’hui dans nos villes européennes, Le Voleur de bicyclette (Vittorio de Sica, 1948), chef-d’œuvre du néo-réalisme italien classé parmi les meilleurs films de tous les temps. Enfin, le scénario destiné à décrocher le droit d’asile, c’est un compatriote qui le dicte à Souleymane contre de l’argent. Faute de papiers, tous vous exploitent. De votre situation administrative découlent dépendances, exploitations et humiliations.»

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Chez Lojkine, on notera qu’il existe un point commun, un et un seul, avec l’Italien Matteo Garrone du film Moi Capitaine, celui de recourir à des acteurs non professionnels : l’adolescent sénégalais de Thiès, Seydou Sarr chez Garrone ; le jeune guinéen Abou Sangaré incarnant Souleymane du côté de Lojkine. A Venise en septembre, en mai à Cannes, l’un comme l’autre ont ému, touché des échantillons de publics occidentaux globalement indifférents au sort des migrants, qu’ils naviguent ou pédalent, et ont arrosé tous deux de larmes reconnaissantes l’accueil fait à leurs performances.

L’Histoire de Souleymane se revendique fiction et en rien documentaire, insiste Lojkine, même si y règne l’esprit d’un certain cinéma-vérité. L’exer­cice tend ici à restituer les aspérités du réel que lisserait trop la fiction justement. Les scènes cyclistes sont filmées depuis d’autres vélos dans le flux chaotique même de la circulation parisienne. Les casiers du dortoir de Souley­mane proviennent d’un authentique centre d’hébergement d’urgence, la Boulan­gerie, situé Porte de Clignancourt à Paris. Dans ce dortoir comme dans la vie réelle, les alarmes des téléphones sonnent tôt : on doit retenir son lit du soir au 115 avant 7 heures du matin. Enfin les dialogues mixent malinké, dioula et peul, avec le français imagé qui fleurit en Afrique de l’Ouest.

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Pour autant, L’Histoire de Souleymane demeure une fiction certes, mais jusqu’à un certain point. Dans la scène finale, le dénouement (que nous ne dévoilerons pas ici), c’est Abou Sangaré en personne, et non Souleymane, qui craque face à l’enquêtrice de l’Ofpra, confessant ses véritables motivations à émigrer, éloignées du scénario préécrit d’une répression policière visant des opposants guinéens. Un scénario déjà répété et interprété par une suite d’autres prétendants guinéens au droit d’asile en France. Cette scène aura sans nul doute été la plus stressante et bouleversante à assumer pour un personnage aussi réservé que Abou, devant ouvrir son sac, son cœur et son âme face caméra à travers une voix qui chancèle. La scène, donc, la plus «vraie» et «forte d’une émotion qu’aucun comédien, aussi chevronné soit-il, n’aurait su communiquer», affirme le réalisateur.

Histoire dans L’Histoire de Souleymane, celle du jeune Abou Sangaré, diffère mais la rejoint aussi donc. Elle a retenu l’attention du public cannois et devrait intéresser les Français plus largement. Oui Abou, qui lui habite à Amiens, vit comme Souleymane, dans l’attente de papiers en règle. Titulaire d’un Bac professionnel de mécanique poids-lourds, il a déposé une demande de régularisation à la Préfecture assortie d’une offre d’emploi en Cdi dans un garage Mercedes. «C’était durant le tournage, nous raconte Boris Lojkine. Nous n’avons pas voulu nous en mêler pour ne pas compliquer les choses. Cela semblait aller de soi eu égard au fait que le secteur est demandeur de main-d’œuvre spécialisée. Mais la réponse a été négative. Les directives administratives en cours seraient-elles à ce point restrictives ?», s’interroge Lojkine. «Depuis, nous avons engagé un avocat pour entamer une procédure en abrogation. J’espère, et toute mon équipe avec moi, que la sortie du film pourra aider Abou Sangaré à obtenir son titre de séjour», nous a-t-il confié. Ce qui serait un juste retour de l’aide apportée par Abou à L’Histoire de Souleymane et à tous ceux qui pédalent dans Paris pour livrer à destination de bons plats dont ils doivent se passer. Faute de papiers…