Le Sénégal s’apprête à écrire une nouvelle page de son histoire démocratique à travers les réformes issues du Dialogue national qui vient de s’achever. Parmi les mesures adoptées par consensus, deux retiennent particulièrement l’attention : l’instauration d’un bulletin unique pour les scrutins et la création d’une Commission électorale nationale indépendante (Ceni). Si ces propositions peuvent sembler anodines pour une partie de l’opinion, elles marquent un tournant important dans l’architecture du processus électoral sénégalais, jusque-là salué comme un modèle de stabilité sur le continent.
Depuis plus de deux décennies, le Sénégal a su bâtir un système électoral crédible, transparent et apaisé. Trois alternances politiques réussies ont consolidé la confiance dans une administration électorale restée jusqu’ici impartiale. Ce succès repose sur un équilibre entre une administration territoriale compétente et une Commission électorale nationale autonome (Cena) qui joue un rôle de supervision, d’alerte et de régulation. A cela s’ajoute une implication constante des partis politiques et de la Société civile, ainsi qu’une tradition de transparence et d’accès à l’information électorale.

Alors que certains pays comme la Côte d’Ivoire, le Tchad, la Guinée, le Niger ou la République démocratique du Congo ont mis en place des Ceni pour répondre à des crises de confiance dans l’administration publique, ces structures dites indépendantes ont souvent accentué la crise au lieu de l’apaiser. Soupçons de partialité, retards injustifiés dans la proclamation des résultats, conflits internes, manipulations techniques et crises postélectorales prolongées sont autant de dérives fréquemment observées. En Côte d’Ivoire, la Commission électorale indépendante (Cei) a régulièrement été au centre des tensions électorales. Au Tchad, la Ceni a été contestée pour son manque de transparence et son instrumentalisation politique. Loin de résoudre les problèmes de crédibilité, ces modèles ont parfois aggravé la méfiance des citoyens envers le processus électoral.

Le modèle sénégalais, lui, s’est distingué par son efficacité et sa capacité à produire des résultats fiables dans des délais remarquables. Alors que la France elle-même ne publie que des résultats estimatifs le soir du vote et les résultats consolidés dans les 72 heures, le Sénégal parvient, grâce à une synergie entre l’administration territoriale et la presse, à diffuser les résultats issus des urnes avant même la fin de la nuit électorale. Dans les 24 heures qui suivent, les résultats sont officiellement compilés par les tribunaux dans chacun des 46 départements, garantissant à la fois transparence, rapidité et confiance.
L’autre réforme proposée, l’instauration du bulletin unique, soulève également des inquiétudes légitimes. Si ce format peut paraître plus économique ou rationnel, il a souvent causé une augmentation du nombre de bulletins nuls dans plusieurs pays africains, notamment dans les zones rurales où l’analphabétisme reste important. La complexité de lecture du bulletin unique, le risque de confusion dans le choix du candidat et la difficulté de repérage des partis moins connus peuvent nuire à la sincérité du vote. Il faut rappeler que dans bien des pays africains, l’introduction du bulletin unique a été portée par l’opposition, dans le but de mettre fin à certaines pratiques de fraude électorale. Dans ces contextes, il s’agissait notamment de lutter contre l’achat de vote par le pouvoir en place, qui récompensait les électeurs capables de présenter, à la sortie des bureaux, le bulletin non utilisé de l’adversaire. Pire encore, dans certaines zones, des électeurs surpris en possession du bulletin du camp présidentiel après avoir voté étaient victimes d’intimidation ou de violences. Le bulletin unique visait donc à sécuriser le secret du vote et à couper court à ces abus.

Cependant, dans un pays comme le Sénégal, où le vote se fait dans le calme, sous supervision et avec une culture électorale forte, le changement de format pourrait générer plus de désorientation que de protection, notamment si la sensibilisation et la pédagogie ne précèdent pas sa mise en œuvre. Le système actuel, basé sur des bulletins distincts, bien que plus coûteux à produire, est intuitif, adapté aux réalités socioculturelles et largement maîtrisé par les électeurs.

Les élections territoriales prévues en 2027 constitueront un véritable test pour ces nouvelles orientations. Elles permettront de mesurer si le choix du changement aura conforté ou affaibli l’un des rares systèmes électoraux africains qui n’a jamais failli. Il ne s’agit pas de rejeter le principe de réforme, mais d’interroger sa pertinence au regard de notre propre histoire électorale. Car ce qui est en jeu, au-delà des outils ou des structures, c’est la continuité d’un modèle démocratique salué pour sa résilience, sa stabilité et sa capacité à préserver la paix.
Ibrahima FALL