De Jean-Pierre PUSTIENNE (Correspondance particulière) – Projeté en ouverture de la compétition «Un Certain regard», le long métrage de la Franco-Tunisienne est une tentative sensible et engagée de changer le regard des Européens sur les migrations africaines, à l’heure de persécutions exercées sur les communautés subsahariennes par le pouvoir tunisien en place.

Des bulles de savon illuminent l’angélique frimousse d’une enfant noire dans son bain. Trois femmes, ivoiriennes, se penchent sur elle. Aminata, dite Marie, Naney et Jolie, la plus jeune. Trois femmes attentionnées comme trois fois trois mères et/ou sœurs. Kenza, «trésor » en arabe, ainsi nomment-elles la fillette. Un trésor rescapé d’un horrifique naufrage en mer où sa famille et son espérance existentielle ont sombré dans la Mé­diterranée. Nous sommes, de fin 2022 à début 2023, à Tunis, cette virgule à peine détachée de l’Europe. Une puissante dépression s’amoncelle sur le précaire, ô combien fragile, abri-cocon de Kenza, un cocon tissé par une communauté de «migrants subsahariens». Cette fraction d’humanité en mouvement, depuis des centaines de millénaires, s’agrège ici autour d’une église évangélique (protestante), telles qu’elles prospèrent, tous azimuts dans l’Afrique contemporaine. «Persé­vérance» est son nom, sa raison d’être spirituelle comme séculière, son leitmotiv. «Persévère», psalmodient les fidèles pour leur propre salut. Las, la tempête tonne par la voix du Président tunisien Saïed. Persécutions, rafles en rafales, expulsions, via le désert, vont s’abattre en tornade sur l’église-cocon, et tout autour.
Kenza l’orpheline l’ignore, bien sûr. Le dilemme de son devenir tisse la vraie trame de Promis le ciel. Ce long métrage signé de la Franco-Tunisienne Erige Sehiri, 43 ans, a ouvert la compétition de la sélection Un Certain regard, celle du cinéma de demain, au 78e Festival international du film de Cannes. Un honneur mérité par la qualité d’une œuvre dispensant une force empathique à laquelle seules les âmes déshydratées, voire lyophilisées, résisteront. Coïncidence ? La même sélection a retenu cette année un second film traitant de la dure condition des migrants africains, Ashya can’t cry, mais cette fois au Caire. Nous y reviendrons.
Rompue à la réalisation de documentaires centrés sur les travailleuses et travailleurs formels comme informels, Erige Sehiri a été révélée voilà trois ans par son premier long de fiction, Sous les figues, primé à Namur (Belgique) notamment. Elle a par ailleurs cofondé Rawiyat-Sisters in film, un collectif de femmes cinéastes du monde arabe. «A travers Promis le ciel, j’avais en tête de faire émerger une autre histoire à propos des migrations africaines, nous dit Erige. L’objectif était de participer à distordre le biais perceptif des Européens selon lequel 80% des migrants africains viendraient chez eux, alimentant au passage le fantasme complotiste d’un «grand remplacement» agité par les plus démagogues des politiciens. Comme si toute migration devait aller exclusivement du Sud vers Nord. Or, c’est archi-faux. Les données de l’Organisation mondiale pour la migration (Oim) basée à Genève confirment, à l’inverse, que 80% migrent au sein de l’Afrique, du Sénégal vers la Côte d’Ivoire ou du Mali vers le Sénégal par exemple, en quête de travail. En Afrique, nous le savons.»
Mais comment des communautés dites évangéliques, délocalisées à Tunis, deviennent-elles soudain les cibles privilégiées pour le pouvoir en place, au nom d’un «complot contre l’identité islamique et arabe» de la Nation ? «Parce qu’elles ont dans les faits un rôle de soutien aux communautés migrantes, un soutien moral mais pas seulement. Dans mon film, vous découvrirez que des migrants confient ainsi leur argent à la «maman-pasteur» de l’église car, faute de statuts, de papiers, il leur est impossible d’ouvrir un compte en banque. Jusqu’à un certain point, cette illégalité sera tolérée. Plus précisément, jusqu’à ce que la pression exercée sur le régime tunisien par l’Europe et, au premier chef, l’Italie dont le gouvernement a été élu fin 2022 grâce à sa politique anti-migratoire, retombe, ici à Tunis, sur les migrants et ceux qui les assistent. Dont ces cultes évangéliques. Dès 2016, j’ai perçu à Tunis les prémices du drame à venir», se souvient Erige. «A l’occasion d’un court métrage consacré aux étudiants noirs, j’ai rencontré Marie, une journaliste d’origine ivoirienne. Elle animait une radio destinée à sa communauté. Pour subvenir à ses besoins, m’a-t-elle confié, elle avait un second métier que je n’aurais jamais imaginé. Pasteur, oui, pasteur mais est-ce bien un métier pensais-je ? Cette «maman-pasteur», devenue une amie, les étudiants noirs, les histoires d’orphelins sauvés de naufrages et parmi eux les précaires des précaires, existences provisoires réduites à de menus trafics. Ils ont formé le tableau qui a mûri dans mon esprit. Ainsi sont nés les personnages de Marie, la «maman-pasteur», Naney, la trafiquante d’alcool frelaté destiné aux maquis, les soirées clandestines entre migrants, Jolie, l’étudiante et Kenza l’orpheline.» La première se trouvera, compte bloqué, dans l’impossibilité de retirer un billet au distributeur. La seconde démunie de tout. La troisième, raflée malgré sa carte officielle d’étudiante. Et Kenza ? A vous de la découvrir sur un écran.
Quant au bilan plus large de la répression anti-migrants en Tunisie ? «C’est hypersensible», souffle Erige qui a tourné à Tunis dans une discrétion confinant au secret. «Ce que je sais, reprend-elle, c’est que les dégâts humains ont été considérables…»