Le président du Syndicat professionnel des industriels du Sénégal (Spis) est également le président de la Copeol, la plus importante industrie privée du secteur arachidier. Fort d’une expérience de 20 ans dans le secteur, il livre son analyse de la situation difficile que connaît actuellement le secteur.

En ce début d’hivernage, de nombreuses voix s’élèvent pour alerter sur la situation de la filière. On a vu des députés se déplacer sur le terrain pour faire des constats alarmants. Le Cncr a dénoncé la mauvaise qualité des semences distribuées. Le Syndicat national des travailleurs des corps gras a alerté sur la disparition de l’industrie du secteur de l’arachide. Cette filière est-elle en crise ?
Une crise signifierait que les problèmes sont passagers. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Les difficultés de la filière ne datent pas d’hier. Aujourd’hui, on peut simplement faire le constat que les problèmes que les acteurs dénoncent depuis des années aboutissent à une situation critique qui menace tout simplement son existence. La situation est d’une gravité qui me paraît totalement sous-estimée. L’arachide est l’une des rares spéculations qui procurent des revenus au monde rural. On imagine mal les conséquences futures. Que va-t-il se passer si les producteurs ne sont plus en capacité de produire ? Cela a déjà commencé : nombreux sont ceux qui ne disposent pas de semences pour cet hivernage. Mais pis encore, que va-t-il advenir si ceux qui ont produit ne trouvent pas preneurs pour leur production ? Il y a 20 ans, le Sénégal produisait de l’huile pour l’Europe et la Chine, des tourteaux qui alimentaient aussi bien la filière locale de production animale que l’exportation. Qui plus est, cette activité remplissait les caisses de l’Etat. Aujourd’hui, elle lui coûte des sommes faramineuses et le seul débouché est l’exportation de la matière première pour l’industrie chinoise, car nous n’avons plus d’industrie de transformation. Le jour où la Chine aura une bonne production ou que des producteurs importants comme les Usa ou l’Inde décideront de lui brader leurs surplus, nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer.

Comment en est-on arrivé là ? Quels sont ces problèmes ?
Le problème principal est que l’interprofession ne fonctionne pas. Ce ne sont pas les producteurs et les transformateurs qui prennent des décisions pour la filière, mais le ministère. En prélude à la première privatisation de la Sonacos en 2001, l’Etat et le Cnia avaient conclu un accord-cadre. C’est ce dernier qui devait gérer la politique semencière, faire la promotion des produits arachidiers, fixer le prix interprofessionnel, établir les statistiques de production, mettre en place les schémas de financement… comme cela se passe dans d’autres filières. Mais aujourd’hui, le Cnia est une coquille vide dans les mains des opérateurs et qui ne remplit aucune de ses missions, mais consomme les cotisations qui sont prélevées sur l’industrie. Je suis moi-même, en théorie, administrateur du Cnia. Mais cela fait bientôt cinq ans que je n’ai été convoqué à un conseil ou une assemblée, que je n’ai vu les comptes du comité, alors que nous autres, huiliers, avons dû régler plus d’un milliard de francs de cotisation. Quand nous, ou les producteurs, écrivons au président du Cnia ou au ministre pour leur dire que les mandats sont échus depuis plus de deux ans et qu’il faut procéder à des élections, on n’obtient aucune réponse.

Est-ce finalement un problème que le ministère gère directement la filière si le Cnia étant défaillant ?
Cela pourrait ne pas l’être si le ministère se souciait des intérêts des acteurs ou au moins les informait ou sollicitait leur avis, mais ce n’est pas le cas. Il poursuit ses propres objectifs qui sont avant tout communicationnels. L’Etat a initié une politique semencière sous l’impulsion, à l’époque, de Abdoul Mbaye lorsqu’il était Premier ministre. Le plan était nécessaire, car il y avait un vrai déficit et il paraissait cohérent. Mais plutôt que de confier cette production des semences aux organisations de producteurs et aux semenciers professionnels sous le contrôle de l’interprofession, il a passé des marchés avec des opérateurs qu’il a sélectionnés en toute opacité. Il y a des gens très bien parmi ces opérateurs, certains sont des anciens transporteurs ou collecteurs de la Sonagraine et de l’Oncad, mais la plupart n’ont aucune qualification pour ce métier technique. Ce sont des commerçants qui achètent et revendent de la graine sans se soucier de la qualité, car ils ne sont impliqués ni dans la production ni dans la transformation. Ils encaissent de confortables marges, mais si des Chinois leur proposent des meilleurs prix, ils n’hésitent pas. Ce qui explique en partie la situation de cette campagne. Ils ne sont quasiment pas contrôlés, la Disem n’a plus les moyens d’effectuer des contrôles et il n’y a aucun suivi de l’efficience de cette politique. Pour en justifier néanmoins le succès et le coût pour les finances publiques, le ministère s’est mis à annoncer des chiffres de production extraordinaires totalement fantaisistes. On parle de production d’1 million 500 mille tonnes alors qu’on n’exporte pas l’équivalent de 400 mille tonnes. Qui peut croire que le Sénégal a autoconsommé plus d’un million de tonnes alors qu’il y a six ou sept ans cette autoconsommation ne dépassait pas 30 mille tonnes ?
Le pire, c’est que le ministère s’est intoxiqué avec ses propres chiffres, angoissé par l’idée que l’industrie ne puisse absorber des telles quantités qui, en réalité, n’existaient pas. Il a conclu un accord avec le gouvernement chinois pour qu’il achète la matière première. Il l’a fait sans consulter les acteurs ni même le Cnia. Et il a concédé de tels avantages aux acheteurs chinois que les transformateurs nationaux ne peuvent même plus acheter la production nationale. Imaginez qu’un industriel chinois a un avantage tarifaire de 10% plus la Tva, par rapport aux producteurs nationaux ! Vous pouvez faire tous les investissements que vous voulez, la compétition est biaisée, d’autant que les autorités ont des complaisances avec ces opérateurs étrangers qu’elles n’accordent pas à leurs nationaux.

On a entendu des représentants syndicaux demander le départ du ministre. Est-ce également votre cas ?
Vous savez, ce n’est pas un problème d’homme. Le ministre est dans la continuité de la politique de son prédécesseur. On peut cependant spécifiquement lui reprocher son absence de dialogue et le mépris et le dénigrement qu’il affiche dans les médias pour les industriels et les travailleurs, ce qui n’était pas le cas auparavant. La solution passe par une réforme de la gouvernance de la filière et nous ne sommes pas les seuls à faire ce constat. La Banque mondiale vient d’octroyer un crédit de 150 millions de dollars pour améliorer la compétitivité de l’agriculture et de l’élevage dans le bassin arachidier, mais la Banque, qui a longuement analysé la filière, a mis des conditionnalités pour le décaissement. La première de ces conditions est la réforme de l’interprofession pour pouvoir lui redonner les prérogatives qui lui reviennent. Le ministère doit rester dans ses missions régaliennes. Il ne peut pas être à la fois juge et se substituer aux acteurs. Aujourd’hui, alors que ce contrat est signé depuis trois mois, aucun acte n’a cependant été posé pour aller en ce sens.

Ce serait suffisant pour sauver la présente campagne ?
Certainement pas ! La campagne est très mal engagée, mais il y a des mesures urgentes à prendre pour sauver les derniers acteurs. L’Etat doit encore des sommes colossales aux huiliers sur la campagne 2018/2019. Ils sont à l’agonie. Les membres du Cncr, qui ont pris des risques avec les huiliers pour contractualiser, se retrouvent en défaut du fait de la calamiteuse campagne passée et peinent de ce fait à financer les intrants pour la présente campagne. Ils n’ont bénéficié d’aucune subvention, celle-ci continue à aller à des opérateurs qui, eux, ne prennent aucun risque et n’ont d’autre intérêt dans la filière que de les percevoir. La cécité des autorités sur la situation est plus que préoccupante. Le discours lénifiant du ministre, qui occulte la réalité d’une situation dramatique, n’est pas tenable. Il est vraiment temps de renverser la table et de sauver ce qui peut encore l’être.