C’était hier un jour des plus ordinaires. Sans rien pour attirer l’attention sur la date. Un jour de plus qui est passé, et à oublier. La majorité des esprits sont tournés vers le Gamou, qui se célèbre aujourd’hui. Ou, mieux encore, sur les péripéties qui opposent l’ex-parti Pastef et son leader aux tenants du pouvoir. Ou même à la lutte interne dans le parti au pouvoir après la désignation par le leader de la Coalition Benno, du candidat qui devrait les conduire à la victoire finale. Des priorités aussi vitales laissent peu de place au souvenir d’un accident de navire, même si on pourrait déplorer qu’il ait fait 1953 victimes. De sorte que, si une situation similaire se présentait, cela ne choquerait pas grand monde pendant longtemps.
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Ces propos peuvent sembler excessifs, mais reflètent le mode de pensée de beaucoup de Sénégalais actuellement. Chaque année, les acteurs politiques, pouvoir et opposition confondus, semblent se comporter comme si le drame du «Joola» devrait être banalisé et traité à la sauvette. C’est d’ailleurs assez remarquable que, durant ses douze années de pouvoir, le Président Macky Sall n’ait été au pays que ces deux dernières années, à la date anniversaire du drame. Le plus souvent, le chef de l’Etat privilégiait des séjours aux Etats-Unis, principalement à l’Assemblée générale des Nations unies. On peut comprendre que, dans ces conditions, les préoccupations des familles des victimes ou des rescapés n’aient jamais été considérées comme importantes.
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Le renflouement du bateau, l’érection d’un mémorial, la prise en charge des orphelins et pupilles de la Nation,… autant de choses qui auraient pu se régler depuis longtemps, dans le cadre du fonctionnement normal d’une Administration, mais qui, 20 ans après, peinent toujours à trouver un début de solution. Et voilà que le ministre de la Culture en vient à en rajouter, en promettant une maison à Mariama Diouf, la seule femme à avoir échappé à la furie des eaux cette nuit-là ! Si cette dame avait dû compter sur les pouvoirs publics pour survivre, le bébé qui était dans son ventre lors du drame serait aujourd’hui une jeune fille Sdf !
Quand les pouvoirs publics traitent avec désinvolture ce qui est à ce jour, la plus grande tragédie maritime de l’histoire de l’humanité, il est compréhensible que les populations considèrent ce qui est arrivé comme une fatalité divine, qui pourrait se manifester une nouvelle fois, quoi que l’on puisse faire. Après tout, n’est-il pas vrai que la Justice a indiqué que personne n’était responsable du naufrage du «Joola» ? Et ce n’était pas une première. En 1992, l’explosion d’un camion de la Sonacos, bourré d’ammoniac, avait conduit à une tragédie que le Sénégal croyait ne pas pouvoir connaître de plus effroyable. Là non plus, on n’a pas trouvé de responsable à cette tragédie. C’est la fatalité qui avait conduit le chauffeur à garer son véhicule là où il l’avait mis, et fait que les personnes qui se trouvaient à proximité soient là ce jour-là. La volonté divine, vous connaissez ?
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C’est donc naturel que, quelques années, et plusieurs morts plus tard, nous ayons à enregistrer des morts sur nos routes, comme à Sikilo ou à Louga, ou ailleurs. Normal que des services de maternité prennent feu dans certains hôpitaux, tuant au passage plusieurs nouveau-nés. S’agissant de nos routes d’ailleurs, à chaque tragédie, on nous caresse avec la fable du permis à points bientôt effectif, de la suppression de porte-bagages hors normes sur les bus, de la fin des surcharges, et patati, et patata. Certainement que même les fonctionnaires qui en parlent n’y croient pas. Parce qu’ils savent que leurs supérieurs, les hommes politiques, n’y croient pas.
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Pourtant, le Peuple sénégalais n’est pas naturellement indiscipliné, et négligeant face à la valeur de la vie. Bien au contraire ! Seulement, il n’a pas de visibilité dans la conduite des affaires de son pays. Qu’il s’agisse de l’habitat ou de son environnement, il n’a pas grand-chose à y dire. Les gens se retrouvent à vivre à proximité d’entreprises polluantes : la gestion des moyens de production économique et des ressources naturelles échappe pour la plupart du temps aux nationaux. Le système éducatif, de l’élémentaire au supérieur, ne semble plus produire que des chômeurs et des désœuvrés.
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Dans ce contexte, les promesses d’émergence que fait miroiter la découverte des hydrocarbures et autres ressources minérales, n’empêche pas une bonne partie de la jeunesse de se chercher une meilleure existence ailleurs, en risquant sa vie dans la mer. Rien d’étonnant, pour un pays où l’on tente de rayer des mémoires près de 2000 morts par le chavirement d’un bateau.
Par Mohamed GUEYE – mgueye@lequotidien.sn