Homme politique respecté et respectable, Me Alioune Badara Cissé a été rappelé à Dieu samedi à l’âge de 63 ans. Médiateur de la République jusqu’au 5 août dernier, ABC a été emporté par le covid-19 et repose depuis hier à Touba.Par Souleymane THIAM
– C’est un samedi soir pas comme les autres. Les radios et télévisions s’apprêtent à lancer leurs programmes de divertissement, les sites en ligne font le débrief de l’élimination du Sénégal en demi-finale de beach soccer face au Japon. Aussi inattendu que cela puisse paraître, le choc : Me Alioune Badara Cissé est décédé à l’hôpital Principal de Dakar. Les statuts WhatsApp rivalisent en hommage à l’ancien médiateur de la République. Les médias de masse improvisent des éditions sociales. Les témoignages fusent de partout. Politiques (pouvoir comme opposition), Société civile, marabouts… Rarement, un homme a autant fait l’unanimité au Sénégal. Le rappel à Dieu brusque du premier ministre des Affaires étrangères du régime de Macky Sall jette l’émoi dans le paysage politique. Me ABC est connu comme l’un des membres fondateurs de l’Alliance pour la République. Elégant dans la parole, posé dans le verbe doublé d’un rythme parfois poétique… il n’est pas Saint-Louisien pour rien. Il n’en demeure pas moins un mouride convaincu. Homme libre, l’homme au bonnet n’a jamais hésité à dire ses vérités à ses camarades de parti, quitte à se mettre à dos Macky Sall qui a marqué sa tristesse sur Twitter depuis l’Allemagne. «Je suis très peiné d’apprendre le décès de Me Alioune Badara Cissé, membre fondateur de l’Apr, ancien ministre des Affaires étrangères et ancien Médiateur de la République. Je rends hommage à un homme de conviction et un brave compagnon. Qu’Allah l’accueille en son Paradis», a écrit le chef de l’Etat.
Opposant au pouvoir
Oui Alioune Badara Cissé est ex-numéro 2 de l’Apr. Ses prises de position ont fait que le président du parti a fini par supprimer ce poste. Une posture d’«un opposant au pouvoir» pour rependre Abdou Latif Coulibaly que Macky Sall a étouffé dès les premiers mois de la deuxième alternance. On a longtemps cru que ses relations avec le chef de l’Etat étaient comme l’histoire de Roméo et Juliette en amour. Puissant ministre des Affaires étrangères et numéro 2 dans l’ordre protocolaire, Me Cissé fut pourtant le premier à quitter le gouvernement. Depuis la Mecque, il apprend son limogeage de la tête de la diplomatie sénégalaise en octobre 2012. «Je n’ai jamais parlé avec le Président avant, pendant et après mon départ du gouvernement sur les raisons liées à mon limogeage», expliquait Alioune Badara Cissé à l’émission Quartier Général de la Tfm en avril dernier. Pourtant, un signe avait marqué sa rupture avec son mentor politique de toujours. En tant que ministre des Affaires étrangères, ABC assiste à un sommet à Bamako, après avoir quitté la délégation du Président Macky Sall à Bruxelles. Sur place, il trouve un haut diplomate qui était chargé de représenter le Sénégal ! Alors que le chef de la diplomatie est sur place ! A l’Apr, il décide de mener le combat après son départ des Affaires étrangères. Mais ABC se retrouve seul. A Saint-Etienne, lors d’une tournée politique, il déclare que le Président Macky Sall doit se décharger de ses fonctions dans le parti. La réaction du chef est sans concession. ABC est limogé du Secrétariat exécutif national, la plus haute instance de l’Apr et la suppression du poste de coordonnateur, numéro 2 du parti. Comme un cheveu dans la soupe étatique, il tient tête au nouveau régime. En 2014, sans le soutien de son parti, il décide une «bravade», selon ses termes, pour briguer la mairie de Saint-Louis. «Je ne pouvais pas accepter que le Président impose son beau-frère venu de nulle part», se justifie-t-il. Dans le coude-à-coude entre Mansour Faye et Ahmed Fall Braya, Me Cissé dit avoir constaté la victoire du second.
Quand il a préféré Macky à Wade
Né le 16 février 1958 à Saint-Louis, Alioune Badara Cissé a vécu une enfance turbulente où il a fumé de la cigarette avant d’arrêter car convaincu par le discours de Serigne Abdou Lahad Mbacké sur les méfaits du tabac. Doué, ABC débute l’école à la classe de Ce² mais s’est égaré dans l’extrascolaire jusqu’à échouer à entrer au Prytanée militaire. Sans volonté à l’école, il s’essaie à la mécanique sans succès. Le tournant de sa carrière se passe à Dakar où l’ancien ministre Abdoulaye Fofana, père d’un certain Abdou Karim Fofana, et ex-compagnon de lycée de Babacar Cissé, père de l’ancien médiateur, appelle ce dernier à venir s’installer dans la capitale pour l’aider dans ses tâches professionnelles. En 1971, la famille Cissé déménage à Dakar où ABC se décide à flamber à l’école. Après son Bac, il s’ouvre les portes de l’université Cheikh Anta Diop, ainsi qu’en France où il a obtenu plusieurs diplômes. Admis au barreau de Dakar en 1988, il devient avocat à la Cour en 1992. La même année, il effectue un séjour académique à Minnesota, aux Etats-Unis. Grand ami du Président Abdoulaye Wade, il attire la curiosité des médias lors de la formation du gouvernement de Mame Madior Boye en novembre 2001, après le limogeage de Moustapha Niasse comme Premier ministre. Au Building administratif, il croise dans les couloirs Macky Sall qui deviendra son proche collaborateur. A sa sortie, il se présente aux journalistes avec le ton : «Je suis Alioune Badara Cissé, avocat à la Cour. Je viens de New York.» Et avec ses bretelles, il avait l’allure d’un Yankee. Les journalistes pensent tenir le nouveau ministre de la Justice. Il n’en sera rien. Cette proximité avec Wade a fait que Me Cissé a décidé de défendre Karim Wade après son départ du gouvernement dans l’affaire de la traque des biens mal acquis. De 2004 à 2007, il a été successivement Conseiller spécial du Premier ministre du Sénégal, directeur de Cabinet du ministre des Sports, directeur de Cabinet du Premier ministre Macky Sall, Secrétaire général du gouvernement et Commissaire général du gouvernement près le Conseil d’Etat. Il accompagne Macky Sall dans sa disgrâce durant le régime de Wade avec Mbaye Ndiaye, Moustapha Cissé Lô, Mahmoud Saleh… Malgré tout, il continue à vouer une grande affection au Secrétaire général du Pds.
Avocat de toutes les causes
Surprise ! Il revient aux affaires en 2015, mais cette fois-ci loin de la politique. Normalement. Sauf que si Macky Sall croyait l’avoir ainsi réduit au silence, c’est qu’il s’était trompé de solution. Médiateur de la République, il continuait pourtant à adopter une position de défiance envers le président de la République. Mais pour lui, c’était une défense des Sénégalais. Au sein de l’Apr, on réclame son limogeage de ce poste où le titulaire est admis d’office à terminer son seul et unique mandat de 6 ans. «Il (Macky Sall) a essayé de me démettre de mes fonctions à 3 reprises sans succès», raconte-t-il à la Tfm. La suite est connue de tous : ABC reçoit Noo lank, organisation créée en décembre 2019 pour lutter contre la hausse du prix de l’électricité. Lors des émeutes de mars dernier suite à l’affaire Ousmane Sonko-Adji Sarr, il avait appelé la Président Sall à «écouter la jeunesse». Il était devenu presque l’avocat de toutes les causes. Finalement, il rejoint le Juge Suprême après avoir terminé son mandat le 5 août dernier. Il promettait de reprendre sa vie d’avocat et de poursuivre sa carrière politique mise en berne par la fonction de médiateur de la République. Le décret divin est finalement tombé… Il a été un être capital résumé en trois lettres capitales : ABC.
Stagiaire