Dette dite «cachée» : crise de méthode, de mots et de marché
Le débat public a été orienté par la déclaration du Premier ministre, parlant de «falsifications» et de «manipulations» des chiffres, ce qui engage la responsabilité des nouvelles autorités sur la tonalité et les conséquences de la communication d’Etat. Or, le rapport de la Cour des comptes, qui couvre 2019 au 31 mars 2024, documente surtout des anomalies, des écarts et des limites de périmètre, sans établir formellement une fraude délibérée, distinction essentielle pour éviter la dramatisation politique.

Responsabilité des mots
L’usage public du terme «falsifications» relève d’un choix politique attribuable au Premier ministre, avec un impact direct sur la perception des investisseurs et la prime de risque du pays. Ce décalage entre un langage accusatoire et un rapport juridictionnel technico administratif a nourri la défiance et complexifié le dialogue avec marchés et partenaires.

Ce qui s’est passé
La hausse apparente de la dette provient surtout d’un élargissement du périmètre statistique vers des engagements d’entreprises publiques, jusque là présentés hors de la dette de l’Administration centrale, et non d’une «découverte» d’obligations inconnues. Les standards internationaux encouragent cette transparence élargie, mais exigent progressivité, documentation de transition et qualité des données pour éviter un choc de perception et préserver la comparabilité dans le temps.

Emprunts projets : rôle et réalité
Les emprunts projets financent des infrastructures concrètes d’électricité, d’eau, de routes ou de flotte aérienne, portés par des entreprises publiques et adossés à des recettes liées au service rendu, avec l’Etat en dernier ressort en cas de difficulté. Le rapport atteste notamment d’engagements liés à la Senelec pour moderniser et étendre le réseau, à Air Sénégal pour des avions, à la Sones pour l’accès à l’eau et au Fera pour le réseau routier, confirmant qu’il s’agit d’investissements structurants connus de longue date.

Pourquoi mieux expliquer
Pour le public, un projet d’électricité doit progressivement se rembourser via les factures et les gains de productivité d’un réseau plus fiable, tandis que l’eau, les routes et la flotte aérienne améliorent l’accès, la mobilité et l’attractivité, sous réserve d’une exploitation ri­goureuse. La pédagogie consiste à expliquer qu’il s’agit d’actifs réels adossés à des flux prévus, et non d’un «tas» de dettes brutes sans contrepartie économique.

Passifs sans actifs
Intégrer les dettes des entreprises publiques sans publier, en parallèle, la valeur économique des actifs financés donne une image trop pessimiste du passif net public. Les bonnes pratiques appellent à coupler l’élargissement du périmètre avec un état patrimonial consolidé, mettant en regard dettes, actifs, garanties et risques pour une lecture équilibrée et comparable.

Communication et réputation
En parlant de «falsifications», la communication a brouillé la frontière entre insuffisances méthodologiques et fraude avérée, non établie formellement dans le rapport, aggravant le risque réputationnel. Dans une phase de forte sensibilité des marchés, il fallait privilégier notes méthodologiques, calendrier de convergence et vocabulaire précis, plutôt que des formules anxiogènes.
Notations et marchés

Les dégradations de la note souveraine ont accru le coût d’accès aux capitaux et réduit les marges de manœuvre budgétaires, signalant un doute sur la crédibilité des chiffres et la trajectoire d’endettement. Les réactions de l’eurobond 2028 aux annonces du Fmi montrent la sensibilité extrême aux signaux de gouvernance et de transparence, confirmant que la stabilité du narratif officiel compte autant que les réformes.

Endettement récent
L’intensification de financements plus chers et plus courts, sans documentation publique stabilisée de l’usage précis des fonds, a renforcé l’impression de pilotage à vue et de risque de refinancement. Ce contexte a conduit les partenaires à exiger davantage de garanties de gouvernance et de transparence avant de soutenir pleinement la trajectoire.

Que faire maintenant
• Annoncer un plan de convergence statistique par étapes vers la couverture «secteur public», avec périmètre, calendrier et impacts chiffrés pour éviter un «choc de périmètre».
• Publier un état patrimonial consolidé des entreprises publiques stratégiques, liant dettes, actifs, flux de recettes attendus, garanties et indicateurs de performance.
• Encadrer la communication gouvernementale par un lexique commun distinguant élargissement de périmètre, garanties, passifs contingents et fraude avérée, pour protéger la crédibilité externe du pays.
Message à retenir
La responsabilité des nouvelles autorités est engagée dans l’usage public du terme «falsifications», choix lexical non consacré tel quel par le rapport de la Cour et qui a contribué à détériorer la perception extérieure et le coût de financement. La sortie de crise passe par une transition méthodologique progressive, une présentation conjointe actifs dettes et une communication technique maîtrisée pour restaurer rapidement la confiance des marchés et des citoyens.

Dr Cheikh NIANG, CFA
Expert en Finance