La première visite que le chef de l’Etat a voulu accomplir dans le monde rural a été placée sous le signe de l’économie. Bassirou Diomaye Faye a tenu à visiter, dans le Nord du pays, les sites de la Compagnie sucrière sénégalaise (Css), ainsi que des installations de producteurs industriels de riz et d’oignon transformé. Il a pu ainsi se rendre compte de visu de la complexité du développement industriel dans le pays, face aux multiples défis liés aux financements, à l’accès à la terre, ainsi que, entre autres, au développement des terroirs à travers le développement local.

Bassirou Diomaye Faye n’a pas tari d’éloges à l’endroit de la Css dont les ambitions sont d’atteindre l’autonomie de la production de sucre, en arrivant à 220 mille tonnes de sucre à l’horizon 2030. Cette ambition exige d’énormes investissements en termes de modernisation de l’usine, d’augmentation de la surface cultivable et d’aménagements hydro-agricoles. Malgré les 12 mille ha qu’elle exploite actuellement, la Css a toujours affirmé qu’elle avait besoin d’encore environ 3000 ha supplémentaires pour réaliser ses objectifs. Cette ambition se heurte depuis de longues années à l’hostilité de plusieurs personnes physiques et morales qui estiment qu’il n’y a pas de raison pour que l’entreprise fondée par la famille Mimran bénéficie de tant de faveurs de la part des pouvoirs publics. Des personnalités ont dénoncé ce qu’elles ont appelé l’«accaparement des terres», ajoutant même, pour la dernière de ces protestations, que «ce n’est pas un partenariat gagnant-gagnant. C’est une mise sous tutelle économique d’une région entière, avec la bénédiction de l’Etat. Pendant que les profits sont transférés en Suisse ou en France, les terres sont dépossédées, les nappes phréatiques sont surexploitées et la jeunesse est condamnée à la précarité».

Ce à quoi d’autres, parmi lesquels des défenseurs de la Compagnie sucrière, font valoir que, contrairement à la fausse idée très répandue par des esprits malveillants, la compagnie de Richard-Toll n’a jamais eu de monopole de production de sucre. Cependant, plusieurs parmi ceux qui ont fait état de leur volonté de concurrencer Mimran sur ce terrain n’ont jamais converti leur souhait en actes. Sans doute auraient-ils reculé face à l’ampleur des investissements et des engagements ? Il est vrai que pour certains, le négoce du sucre tel qu’il se fait à l’heure actuelle, est déjà suffisamment rentable. La différence est qu’implanter une usine est plus bénéfique pour le pays et les démembrements de l’Etat. Et si cela com- porte des inconvénients, on pourrait, sans trop s’engager, affirmer qu’ils sont mineurs par rapport aux avantages.

Ceux qui critiquent l’implantation d’une usine de production de sucre dans le Nord du pays, dans une zone réputée aride, ne se posent certaine- ment pas les questions qu’il faudrait. Beaucoup ignorent ou oublient sans doute dans quelles circonstances Jacques Mimran, le père de Jean- Claude Mimran, a su convaincre le Président Senghor d’implanter une usine de production de sucre dans la vallée du fleuve Sénégal. C’était dans une période de sécheresse, quand la mode était à l’exode rural, car les paysans ne parvenaient pas à vivre de leur production. De plus, les barrages de Diama et de Manantali n’avaient pas encore vu le jour, et les terres du Walo subissaient la remontée du sel de mer. Il fallait être visionnaire pour voir dans cette terre aride, un futur domaine agricole à la californienne. Ce défi relevé a permis de faire de Richard-Toll le centre de l’expansion économique de la région, en supplantant Dagana, la capitale départementale.

Ceux qui parlent de paysans dépossédés oublient forcément les populations fixées dans leur terroir, sans compter les nombreux jeunes gens attirés par les emplois salariés dans la zone. On oublie souvent que c’est grâce à la présence de la Compagnie sucrière que d’autres entreprises agroindustrielles comme la Soca, la Sgs ou la Laiterie du Berger, pour ne citer que celles-là, ont pu être convaincues de s’installer dans la vallée. Au point que, au Nord du pays, la Mauritanie a commencé à encourager des entrepreneurs à reproduire le modèle sénégalais dans sa partie de la vallée. C’est dire qu’au lieu de songer à fermer la Css, les politiques ont intérêt à encourager l’initiative. Il ne peut pas nécessairement s’agir de capitaux privés, mais l’essentiel, au point où en est le pays, est de redonner

l’espoir à la jeunesse en lui fournissant de l’emploi. Diomaye qui, comme Jules César, est allé, a vu, aura-t-il le courage et la force de caractère de vaincre les réticences et forcer les décisions pour permettre à cette région de connaître enfin le boom industriel auquel il est destiné ?

Les écrans de fumée
Cela est valable sur d’autres parties du territoire national en butte aux mêmes contraintes. Avec l’ouverture des frontières, favorisée par la levée des barrières tarifaires dans nos zones économiques, les pays africains sont en compétition pour attirer l’Investissement direct étranger (Ide). Chaque année et à chaque occasion, les ligues de lutte contre le tabac se font entendre pour convaincre les pouvoirs publics d’interdire totalement, autant que possible, la commercialisation et la distribution du tabac et de la cigarette sur le territoire sénégalais. Ces ligues et leurs financiers avancent l’argument de la protection de la jeunesse et de la préservation de la santé des citoyens face aux méfaits du tabac et de ses dérivés.

Au Sénégal en particulier, la bataille est féroce, parce qu’un des plus gros producteurs mondiaux de cigarettes, Philip Morris, a choisi la ville de Pikine pour implanter sa seule usine de production de tabac en Afrique. Ce qui lui permet d’alimenter l’ensemble, sinon la majorité, des pays africains de cigarettes made in Sénégal. On peut comprendre que cela ne plaise pas à tout le monde. Les données officielles font état d’une forte croissance du nombre de fumeurs dans le pays -comme dans bien d’autres pays d’Afrique également.

Pourtant, la législation en matière de lutte contre le tabac est loin d’être laxiste. Sans doute l’application des mesures n’est pas efficace. Raison pour laquelle certains préconisent la fermeture pure et simple de l’usine de Pikine. Ce à quoi rétorquent les dirigeants que si les autorités sénégalaises venaient à céder aux injonctions des lobbies, l’usine serait transplantée, dans les délais les plus courts, à Abidjan, Cotonou ou Lomé, et les cigarettes qui sont fabriquées ici passeraient toujours à travers les frontières, et sans droits de douane, du fait des règles de l’Uemoa. Les consommateurs continueraient à être approvisionnés sans difficulté. La seule différence, et de taille, serait que les services fiscaux devraient cherchaient ailleurs comment combler le manque à gagner dû aux 40 milliards de Cfa de taxes et frais divers payés actuellement par la compagnie. Cela, compte non tenu des 300 soutiens de famille employés par la société à Dakar, et qui devront se chercher d’autres emplois ailleurs. Il est vrai que quand les pouvoirs publics eux-mêmes n’hésitent pas à pousser des entre- prises à mettre la clé sous le paillasson, l’argument ne devrait pas peser pour eux. Mais pour les citoyens d’un pays où le taux de pauvreté ne baisse pas, on peut bien se demander ce qui pèse le plus sur la balance.

D’autant plus que, depuis quelques années, la société Philip Morris déclare avoir mis au point un produit innovant, qui élimine la cigarette fumée pour la remplacer par le tabac chauffé, qui produit des effets similaires à la cigarette sans avoir la même nocivité. Malheureusement, contrairement à bien d’autres pays, en particulier les pays développés du Nord, ce produit n’est pas autorisé à la commercialisation au Sénégal. Le cigarettier promet que si son produit, qui est déjà adopté dans une cinquantaine de pays, était commercialisé ici, il aiderait à réduire le nombre de fumeurs de cigarette. Mieux encore, son usine sénégalaise pourrait pro- poser sur le marché cette nouvelle technologie, au plus grand bénéfice du pays. Mais cela, on ne le saura pas tant que les autorités sénégalaises ne voudront pas parier sur l’avenir, au lieu de se laisser embrouiller par l’é- cran de fumée des ligues anti-tabac.

Car la réalité est que, dans tous les pays où les lois sont très strictes contre les produits innovants et destinés à remplacer la cigarette, le nombre de fumeurs ne baisse pas. Par contre, des pays comme la Suède ou la Nouvelle Zélande se prévalent aujourd’hui d’une population de moins de 10% de fumeurs, parce qu’ils font recours à des produits alternatifs à l’efficacité scientifiquement démontrée. C’est dire que, en matière de développement industriel, des dirigeants visionnaires qui prennent des mesures fortes, même s’ils ne sont pas reconnus de leur vivant, permettent toujours à leur pays d’accomplir de grands bonds vers le progrès.