«Diplo Ba» raconte sa vie et la nôtre…

Je dois avouer que j’avais quelques appréhensions avant de lire le livre de Oumar Demba Ba, ministre-conseiller diplomatique du président de la République, consacré au musicien Baba Maal. J’avais pu me demander ce que Oumar Demba Ba (ODB) pouvait bien y dire ? Ce n’était pas que le sujet Baaba Maal ne m’intéressait pas. Ce grand musicien nous a fait danser. Nous l’avons apprécié dans certaines de ses prises de position sur des questions politiques et sociétales majeures. Seulement, j’attendais plus un homme connu dans les milieux des arts et des lettres, un homme exerçant une profession plus ou moins centrée sur de telles questions, pour écrire un livre sur Baaba Maal. Au gré de mes échanges avec cet homme, communément appelé dans les allées de la présidence de la République du Sénégal, «Diplo Ba», je découvris qu’il y avait sous le masque de ce discret diplomate, lisse et austère, un authentique homme de culture attaché à son terroir. Je découvris aussi qu’il avait toute la légitimité pour parler de Baaba Maal. Oumar Demba Ba m’a semblé projeter sa propre vie sur l’enfance et la trajectoire humaine et sociale de Baaba Maal. L’homme m’est apparu comme un pétri de l’histoire du Sénégal et un féru de la culture populaire. Aussi, certaines tranches de nos vies sont assez ressemblantes. Quand il me parlait avec nostalgie des «hiirde», ces soirées ou veillées au clair de lune, dans le Fouta ou quand il évoquait les «fiifiiré», sorte de fêtes foraines ponctuées de compétitions entre les villages, ou encore les «gnalooji ou baaloojji», séances de lutte traditionnelle généralement organisées après des récoltes fastueuses, Oumar Demba Ba racontait l’enfance de tout enfant de toute contrée du Sénégal, du Cayor, du Waalo, du Saloum, du Gabou ou du Fogny. En parlant de Baaba Maal, Oumar Demba Ba, avec une plume exquise, raconte sa vie et la nôtre. Il vient du Fouta et moi du Cayor, mais à bien des égards nous partageons les mêmes sources culturelles et surtout le même environnement socio-culturel.
«L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme», disait André Malraux. Oumar Demba Ba en a fait une conviction. J’ai donc trouvé un grand intérêt à lire l’ouvrage Baaba Maal : Le message en chantant. Je ne le regrette pas. Ce livre, descriptif d’un itinéraire humain et social, est une lecture qui, à bien des niveaux, est une contribution intellectuelle et un témoignage social majeur.
Un catalogue musical qui parle pour les siens
Le catalogue musical du géant de la musique qu’est Baaba Maal est visité par Oumar Demba Ba qui, au-delà de la beauté des sonorités, dissèque les messages explicites et implicites dont la trame commune reste la quête de concorde et de paix.
L’auteur essaie de présenter les poignants messages sur le vivre-ensemble, le respect des traditions, l’enracinement dans les valeurs propres, l’ouverture à l’autre, les valeurs familiales et le service à la communauté, qui transparaissent dans l’œuvre de l’artiste. L’itinéraire du natif de Podor, dans sa riche carrière artistique et sa posture d’un messager averti et d’un porteur d’idées, est présenté par Oumar Demba Ba. Il nous montre que l’œuvre musicale de Baaba Maal est empreinte d’une connaissance des réalités de nos terroirs. Cette connaissance des réalités s’imprègne d’un vécu, d’un intérêt pour les traditions ancestrales et d’un devoir, voire d’une obligation de se faire mémoire d’un imaginaire, de hauts faits, de mythes galvanisateurs aux airs du «Yela» ou du «Pekaane». Le terroir est maîtrisé au creux des mains, tant les équipées, virées et voyages évoqués dans l’œuvre de Baaba Maal donnent à toute oreille attentive une expérience d’aventurier dans le Nord du Sénégal, visitant villes, hameaux, quais et anciens comptoirs commerciaux. Le temps d’une écoute, l’auditeur est témoin impliqué d’un lappol (retour aux sources), à l’image de celui qui mena Baaba Maal et son orchestre partout au Sénégal et en Afrique.
C’est aussi les passages de Baaba Maal à Saint-Louis, après l’obtention de son examen d’entrée en sixième. Le parallèle fait par Oumar Demba Ba entre l’aventure vécue par Baaba Maal en rejoignant Saint-Louis et celle de bien des Sénégalais de notre génération, issus du monde rural, ne pouvait être plus juste. Nous sommes certainement nombreux à nous y reconnaître, à reconnaître nos parcours identiques au gré des lignes. Oumar Demba Ba a conté l’odyssée de ces jeunes gens, issus du milieu rural, qui ont pu trouver une maison d’accueil en ville afin de pouvoir poursuivre leurs études. Combien sont-ils à n’avoir pas eu cette opportunité de trouver un gîte et qui ont vu leurs études stoppées net ? On relèvera également le plaidoyer fait pour l’école publique sénégalaise quant à son rôle de promotion sociale et de formation d’une population consciente. Sans l’école publique, l’élite actuelle du Sénégal n’aurait pas existé. Une raison de plus pour ne pas ménager les investissements dans le secteur éducatif et permettre au plus grand nombre l’accès à l’éducation. En définitive, Oumar Demba Ba nous explique en filigrane que l’itinéraire de Baba Maal, comme son propre itinéraire à lui, ou de celui de nombreuses personnalités de l’élite nationale, n’auraient pu se réaliser sans l’école publique. «L’école publique mérite le soutien de tous, pour regagner ses lettres de noblesse, afin que son flambeau, qui a toujours brillé de mille feux, retrouve sa lumière incandescente et continue d’illuminer la voie du futur. Il y va de l’avenir de notre pays. On a vu des nations se développer sans ressources naturelles significatives. Mais jamais on ne verra un pays prospérer sans ressources humaines de qualité.»
Une authentique histoire générale du Sénégal
La production musicale de Baaba Maal est également un témoignage de la mémoire commune. Une mémoire de notre vécu et du temps de nos aïeux est plus que nécessaire pour toute société, aussi bien dans sa marche quotidienne que dans l’inculcation d’un sentiment d’appartenance fort. Dans un monde fait de révisionnisme, l’authenticité de la mémoire de nos peuples doit être protégée. Baaba Maal nous aura aussi permis de magnifier et faire percevoir la haute portée politique et sociale de la révolution des «Toroodo» en 1776, curieusement l’année de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, sous la conduite de Thierno Souleymaan Baal, qui avait aboli le système des castes et toute forme de servitude dans le Fouta. Bien avant la révolution française de 1789, Thierno Souleymaan Baal avait établi «des règles strictes de gouvernance qui excluent la transmission héréditaire du pouvoir, proclament l’égalité de tous devant la Justice et instaurent un mode de gestion vertueuse des affaires publiques, prévoyant notamment un régime de sanctions contre tout souverain coupable d’enrichissement illicite».
La musique de Baaba Maal est un moyen de conserver cette mémoire et de pouvoir également ériger un pont solide entre tradition et modernité. Les valeurs et réalités de nos sociétés traditionnelles sont présentées et leur rencontre avec la modernité n’est pas vue comme un drame. Cette rencontre est plutôt un moment bienvenu, un échange à inciter pour que l’histoire serve à impulser l’élan du présent. Oumar Demba Ba est conscient de la nécessité pour chaque peuple de s’approprier son histoire et nourrir un élan à partir de cela. Voyant Baaba Maal comme un «artiste de la diversité», il soutient que «l’un des grands mérites de Baaba Maal, c’est justement de se faire archéologue à sa manière, en fouillant dans les vestiges pour exhumer des fragments cachés de notre histoire, les dépoussiérer et les exposer à la lumière du jour, par devoir de mémoire, pour que notre passé soit connu des générations actuelles et futures».
Une partie de l’ouvrage et du vécu de Baaba Maal sublime le sentiment fraternel et la valeur accordée à l’amitié. Les différents compagnons de route de Baaba Maal dans son Podor natal, à Ndioum, à Saint-Louis, à Dakar et à l’étranger, démontrent un rapport sincère à l’autre dans un souci de ne faire qu’un avec lui. L’invite est faite à l’auteur comme un porteur de valeurs et d’une approche sur bien des choses qui renforcent et aident à aller plus loin. C’est en quelque sorte l’esprit du «fedde» (regroupement de jeunes sous une certaine forme de fraternité d’âge et de valeurs) qui porte cet idéal. La composition de l’orchestre de Baaba Maal, le Dandé Lenol (la Voix du Peuple), montre à raison que l’entente cordiale est le meilleur des viatiques dans toute quête commune. La camaraderie dont fait montre l’artiste dans certains combats citoyens est à saluer dans la mesure où, face à des situations considérées comme injustes, sa voix s’est élevée pour se faire celle des autres. L’ouvrage de Oumar Demba Ba est à lire et faire lire dans un Sénégal où les tentatives de saper la cohésion et de troubler la vie commune se multiplient. C’est un travail rigoureux, analysant la chanson comme porteuse d’un discours positif et mobilisateur pour la société. L’œuvre de Baaba Maal, scrutée au détail, est une preuve majeure que bien des fils et filles de ce pays s’efforcent, par leurs capacités et talents, à contribuer du mieux à la construction nationale.
L’ouvrage de Odb se lit comme un brillant essai sur le rôle de la culture dans la construction nationale, la place des artistes dans celle-ci et la nécessité de sauvegarder la mémoire commune, en plus d’être un beau témoignage de l’histoire du Fouta, du Sénégal. L’histoire familiale de Baba Maal ou son «melting pot familial», pour reprendre la formule de l’auteur, est le même de nous tous. Il a des cousins, des oncles, des aïeuls dans le Fouta, dans le Sine, dans le Boundou et dans le Pakao entre autres. En effet, les brassages culturels et ethniques au Sénégal font que chaque famille compte une souche dans toutes les autres contrées de la savane, de la forêt, des côtes de l’océan, des rives des grands fleuves ou du Diery. Cela fait dire à Oumar Demba Ba qu’à «bien des égards, notre pays ressemble à un labyrinthe géant, une sorte de toile d’araignée, où le patronyme se joue allègrement des catégorisations ethniques qui alimentent les replis identitaires et communautaristes. Chez nous au Sénégal, si le nom peut identifier et distinguer peu ou prou les groupes sociaux, c’est moins pour les cantonner en ensembles cloisonnés et introvertis que pour servir de trait d’union dans un enchevêtrement inextricable de cercles de parenté, d’affinités et de solidarités défiant les barrières socio-culturelles et religieuses». Est-ce cela le socle du cousinage à plaisanterie, une pratique sociale sacrée, qui fonde le légendaire vivre ensemble car étant un «moyen de décrispation, de cohésion ou de réconciliation sociales» ?
La musique de Baaba Maal est une contribution artistique questionnant l’histoire passée, la remettant au goût du jour sous une forme accessible, et est la bienvenue face aux défis de notre vivre-ensemble. Oumar Demba Ba nous exhorte à le préserver. Il souligne : «Au-dessus de toute considération, ce tissu social, abimé dans bien des pays, constitue le socle de notre histoire commune, sur lequel reposent nos aspirations à un destin partagé. C’est notre soupape de sécurité, plus forte que chacun de nous, laissé à lui seul, et qui nous maintient soudés ensemble. Tant qu’elle demeurera, elle fera toujours le charme, la fierté et le bonheur de cette Nation. Chaque Sénégalaise, chaque Sénégalais en est à la fois légataire et comptable. Nous devons cultiver cet héritage, l’enrichir et le transmettre. Nous le devons à nos anciens, à nous-mêmes et aux générations futures.» Assurément, quand on écrit des discours de chefs d’Etat depuis plus de vingt ans, cela finit par vous formater l’esprit. ODB est un diplomate de carrière, diplômé de l’Ecole nationale d’administration du Sénégal en 1991, après des études en droit à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il a servi pendant neuf ans au ministère des Affaires étrangères et à la Mission permanente du Sénégal aux Nations unies. Il est ministre-conseiller diplomatique du président de la République du Sénégal.