Administrateur du Centre psychiatrique Emile Badiane de Kénia, Dr Adama Koundoul, psychiatre, raconte dans cet entretien, le rôle que joue cet établissement et les difficultés auxquelles il fait face. Quelles sont les pathologies que vous traitez ici?

C’est un centre de santé mentale. On y voit les psychoses. Ce sont des gens qui n’ont pas conscience de leur état de maladie. Et dans la majeure partie des cas, ces individus-là sont conduits en consultation par leurs proches. Il y a plusieurs types de psychoses, comme la schizophrénie, les bouffées délirantes aiguës, les psychoses hallucinatoires chroniques et tant d’autres choses. A côté, nous avons ceux qui viennent pour les troubles anxieux anciennement appelés les névroses, des troubles paniques, des troubles anxieux généralisés, des troubles obsessionnels compulsifs et d’autres types de troubles tels que les états de stress traumatique. Il y a des gens qui présentent les troubles de l’humeur, un autre groupe de maladies comme la dépression, les troubles bipolaires. Il y a des gens qui viennent pour des troubles liés à la consommation de substances psychoactives. Des gens qui ont été en contact avec certains types de substances, de la drogue, de l’alcool ou autre chose, et qui ont développé des troubles. Il y a ceux qui viennent pour des addictions par rapport à un produit ou un comportement quelconque qui commence à poser problème chez l’individu. Ceux qui viennent pour des problèmes de traumatisme par exemple les accidents de mine, les agressions sexuelles et d’autres types d’agressions ou d’événements qui posent un problème de santé mentale.

Particulièrement, il nous arrive de prendre en charge certaines pathologies neurologiques. Ce n’est pas un centre spécialisé en neurologie, mais pendant longtemps, ce centre a été la référence pour la prise en charge de certains types de pathologies parce que la Casamance n’avait pas de neurologue. Ce qui fait que beaucoup d’épileptiques sont suivis dans ce centre.

Beaucoup de personnes âgées présentant des démences, des pathologies liées à l’âge ou autres qui entraînent certaines troubles de comportement ou certains troubles mentaux, sont aussi pris en charge ici.

Quelle est la capacité d’accueil du centre, vous arrive-t-il d’être débordés au point de renvoyer des malades ?
Etre débordés, c’est notre quotidien. On est tout le temps débordés, mais nous avons la chance que le personnel connaît très bien son travail. C’est un personnel qui aime bien ce qu’il fait. Ce qui fait qu’on parvient bien à minimiser le stress émanant de cette double charge du travail sur tout le personnel. Le centre est très petit. Nous n’avons que 18 lits d’hospitalisation. Par rapport à la population de la Casamance, c’est très peu. Très souvent, il arrive qu’il y ait des urgences et qu’on ne trouve pas de place pour pouvoir les hospitaliser. Cela crée le plus souvent du stress et des problèmes avec la population ou l’autorité, mais nous les comprenons, je ne sais pas s’ils nous comprennent. Quand on reçoit un patient et qu’on n’a pas de place, on lui fait un traitement d’urgence qui permet de lever l’urgence, c’est-à-dire calmer le patient. On donne un rendez-vous très rapproché, sur 2 ou 3 jours, pour pouvoir le surveiller et on demande à la famille ou à l’autorité de le gérer à domicile. Mais l’autorité, la famille ne le voient pas toujours comme ça. Ils ont tellement peur de retourner avec le patient-là qui certainement a déjà cassé quelque chose ou agressé quelqu’un, ou cherché à se suicider… Mais on joue notre rôle qui est de rassurer les gens, les calmer, de leur donner un numéro de téléphone leur disant d’ici le rendez-vous dans 2 ou de 3 jours, si vous avez quelque chose qui vous inquiète, n’hésitez pas à appeler, et on trouvera quelque chose à faire. C’est réellement un problème qui nous met vraiment sous tension très souvent. L’autorité le plus souvent nous amène des patients errants dont on ne connaît pas les familles, et c’est dur de les prendre en charge parce que ce centre n’est pas bien doté en termes de ressources humaines, financières, de logistique ou d’infrastructures. Quand ces patients-là arrivent, le centre est obligé de les prendre en charge sur toute la ligne, notamment toute la prise en charge médicale. S’y ajoute sa prise en charge alimentaire, matin, midi, soir, alors que le centre ne dispose pas de cuisine. Pour tous les patients qui sont hospitalisés, leur alimentation est assurée par leurs familles et quand nous avons un cas d’internement d’un malade errant dont on ne connaît pas la famille, on est obligés de lui assurer l’alimentation et ça nous coûte un budget. Aussi, il faut trouver quelqu’un pour l’assister et le surveiller durant son hospitalisation. Le personnel n’est pas suffisant, les infirmiers sont tellement débordés qu’ils ne peuvent pas, en plus de ça, surveiller ces patients. Ici chaque patient est hospitalisé avec un membre de sa famille qui lui sert d’accompagnant, qui va l’aider à faire ses besoins, … lui prépare à manger, et il le surveille en même temps. Quand on a un patient errant, on paie quelqu’un pour qu’il joue ce rôle d’accompagnant pour lui. Dernier problème qui nous met souvent en tension avec les familles, ce sont des familles qui pensent que cet hôpital est un dépotoir de malades, une poubelle. Ils déposent leurs patients et disparaissent dans la nature pour ne pas s’engager dans leur prise en charge. Cela nous pose des problèmes, mais le plus souvent, je suis intransigeant avec des gens comme ça. Si on veut vraiment soigner une personne, il faut qu’on s’engage. Même si c’est une structure de l’Etat qui a le devoir d’assister tout le monde, on ne va pas se substituer aux familles.

Quelle est la durée du séjour ici ?
La durée moyenne d’hospitalisation tourne autour de 20 jours. Le séjour dépend des patients et de leurs maladies, certaines pathologies nécessitent juste deux semaines, d’autres peuvent durer plus d’un mois d’hospitalisation.

L’accompagnant qui séjourne en même temps que le patient, c’est votre particularité ?
C’est une particularité. En matière de psychiatrie, il y a plusieurs modèles parmi lesquels, le modèle psychologique, le modèle médical et le modèle social. Nous sommes originaires de l’Ecole de Dakar, une école de psychiatrie. Ce qui la caractérise, c’est rendre la psychiatrie beaucoup plus humanitaire. Dans d’autres pays, les malades sont enfermés dans des structures, des asiles psychiatriques. Ce sont les hôpitaux qui appliquent le régime ferme. La famille ou l’autorité est écartée durant l’internement, elle n’a absolument aucun rôle à jouer et ne participe pas à la prise en charge du malade. Les parents n’ont que le droit de visite qui est réglementé. Ici, nous appliquons un régime ouvert et intégrons la famille dans la prise en charge. La famille joue un rôle de co-thérapeute, un rôle d’assistant auprès des soignants. Dans chaque cabine d’hospitalisation, il y a 2 lits, l’un pour le patient, l’autre pour son accompagnant tenu de rester ici 24h sur 24 pour suivre le patient avec nous, assister à son émergence vers la guérison. Il va apprendre les bonnes méthodes pour l’aider à sortir de sa maladie. Il va comprendre beaucoup de choses parce que dans la prise en charge, nous faisons de la psycho Education, on éduque en même temps la famille à travers cet accompagnant présent à comprendre davantage la maladie. Ça permet de dé-stigmatiser le patient. Si vous avez un parent qui est malade, qui a créé peut-être des dégâts à la maison avant d’être amené ici, si la famille est présente depuis le début jusqu’à la fin, elle se rendra compte de la sortie de ce patient de la maladie et elle va l’accepter beaucoup plus. La famille aura moins peur après la guérison pour recevoir à nouveau cette personne-là en son sein.

Quelles sont les offres du centre ?
C’est la consultation d’abord, la prise en charge s’il y a des troubles. Il y a aussi cette possibilité d’être hospitalisé pour les cas désespérants. Il y a d’autres activités extra hospitalières. Il nous arrive très souvent d’intervenir dans la prise en charge de toutes ces personnes qui ont été traumatisées, qui sont soumises au stress, etc. Lors du Covid, le centre a joué un rôle très important dans la prise en charge. Les gens ont tendance à ignorer l’activité menée par les psys dans la prise en charge de certains types de pathologies. Le Covid est une maladie infectieuse, mais elle a une composante psychologique. Toutes les personnes qui en ont été atteintes, ont développé un vécu psychologique qui était nocif. Soit ils étaient sous stress, soit ils avaient développé une sorte de douleur psychologique, soit ils avaient développé une anxiété ou une dépression ou autre chose. Il fallait les accompagner et ça ne s’est pas limité seulement aux malades, leurs familles avaient aussi souffert. La manière dont l’Etat a voulu prendre en charge cette épidémie a créé beaucoup de mal chez la population, avec les cas contacts qu’il fallait isoler pendant 22 semaines, etc. La population avait aussi peur et il fallait intervenir en faisant des émissions dans les différentes stations de radio de Ziguinchor. On prenait en charge aussi les soignants. Nous travaillons avec les prisons pour prendre en charge chaque mercredi, les prisonniers qui ont des troubles. Nous travaillons avec le Cpa et l’Aemo, chargés de la protection des enfants en difficulté. Idem pour le Cnams, la plateforme des femmes pour la paix en Casamance, mais aussi avec la Justice pour des cas d’expertise psychiatrique des détenus. De 2012 à 2021, on a fait des consultations décentralisées à Sédhiou qui a maintenant un psychiatre.

Quels sont les moyens de prise en charge ?
Les moyens de prise en charge, ce sont les médicaments, la psychothérapie, la sociothérapie.

Vous arrive-t-il de recevoir des patients venant des pays limitrophes ?
Effectivement, ils sont très fréquents dans ce centre, ils constituent 1/5 de nos patients. Ils viennent de la Guinée-Bissau, de la Guinée Conakry et de la Gambie.

Quelle est la catégorie d’âge et/ou de sexe dominante de vos patients ?
Ce sont souvent de jeunes gens, mais aussi des personnes âgées, mais globalement ce sont les adultes jeunes qui sont les plus fréquents. Sinon, on voit presque toutes les catégories dont les enfants, parce qu’il n’y a pas de centre de pédopsychiatrie à Ziguinchor. Mais la grande masse, ce sont des adultes jeunes.

Les causes ?
Ce sont les mêmes, mais il y a 2 types de causes fréquentes : les pathologies liées à la consommation de substances psychoactives. Ziguinchor est une région où les jeunes ont tendance à beaucoup utiliser certains types de substances, principalement le cannabis. Il y a d’autres types de petites drogues utilisées par les jeunes qui peuvent développer des troubles.

Aujourd’hui, quelles sont vos difficultés ?
Je ne me hasarde pas à énumérer les difficultés, parce qu’il y en a tellement, mais on s’est habitués à travailler dans cette situation de manque qui nous stresse. Cette habitude-là qu’on a prise, fait qu’on n’y pense plus en travaillant. On pense à ce qu’on peut faire avec les moyens du bord, et c’est ce qui nous permet de continuer à fonctionner malgré ces difficultés. La première d’entre elles, c’est l’insuffisance de ressources humaines. Il n’y a qu’un seul psychiatre dans ce centre, un seul spécialiste pour la ville de Ziguinchor, c’est déjà petit. Et quand vous devez le rapporter à la population de la Casamance, sans compter aussi les pays limitrophes, vous imaginez, ce qui fait qu’on n’a même pas d’heure de travail. Depuis que je suis là, je ne me rappelle même pas quand est-ce que j’ai pris mes derniers congés. Je n’ai pas d’heure de travail. Je suis en astreinte 24h sur 24. Je mange mon repas de midi à 17h. Aujourd’hui, c’est accepté par ma famille, je mange avec elle que peut-être le dimanche, le samedi, c’est pour faire le rapport. On a un seul infirmier d’Etat et les assistants infirmiers ne sont pas nombreux, nous sommes à peine 22 personnes. Si vous ajoutez les bénévoles, les vacataires, nous tournons autour de 30 personnes ici. Mais parmi ces 30 personnes, l’Etat ne prend en charge que 3 personnes. Le reste, c’est le centre qui le prend en charge. Nous sommes deux fonctionnaires, l’infirmier et moi, plus un contractuel du ministère. Il y a le problème des ressources financières. Je n’ose même pas annoncer le budget que l’Etat envoie dans ce centre qui n’est plus un petit centre, mais un hôpital de référence pour cette région. Ce que l’Etat donne est loin d’être suffisant, ça ne peut même pas faire fonctionner ce centre pour 3 mois. Les collectivités locales n’ont jamais apporté leur contribution dans ce centre depuis que je suis là, et ce n’est pas parce que je ne les ai pas sollicitées. A chaque fois, elles me posent des problèmes de statut, mais c’est juste un manque de volonté de leur part. Les bailleurs ne sont pas intéressés par la santé mentale. Ils viennent avec une valise où il y a le projet à l’intérieur et le financement et vous appliquez, vous n’avez pas le choix de définir ce que vous voulez faire, ce qui est bon pour votre population. Nous ne sommes pas dans ça. Le budget de fonctionnement de cet hôpital est assuré à plus de 75% par les fonds propres, grâce à la participation de la population. Ce sont les 10 francs et les 20 francs que la population donne pour chaque service qui nous permettent en contrepartie d’assurer le fonctionnement, de payer les salaires, d’investir. Aujourd’hui, il y a beaucoup de choses réalisées grâce aux fonds propres. Par exemple, le petit laboratoire d’analyse qui nous a coûté au moins 10 millions, la radio qui est la seule de ce genre qui existe pour la Casamance. A part ici, il faut aller jusqu’à Dakar ou Thiès pour trouver une machine de ce genre.

Combien coûte l’hospitalisation, la consultation ?
Chaque service a son prix. Par rapport aux prix des autres structures, on est moins cher et pourtant, on rend les mêmes services. La consultation, c’est à 4 mille francs, et c’est une consultation spécialisée, les urgences à 6 mille. La différence de prix entre les urgences et la consultation, c’est pour ne pas encourager les familles à attendre la fin des consultations pour venir surcharger les urgences. L’hospitalisation, c’est 2500 F par jour dans des cabines individuelles. Mais si demain, il y a plus des pavillons, avec de grandes salles et des lits, on peut casser les prix parce que ce seront des salles communes. Une particularité, quand le patient doit être hospitalisé, il verse une caution dans les 48 à 72 heures. Cette caution prend en charge les frais d’hospitalisation des dix premiers jours, plus le bilan standard.
Par Khady SONKO-ksonko@lequotidien.sn