Dans cette matinée ensoleillée du centre-ville de Casablanca, place des Nations unies, les rues sont désertes, les souks vides. Seuls quelques badauds flânent à cette heure où, d’habitude, les passagers s’agglutinent par grappes devant les Trains à grande vitesse (Tgv). L’atmosphère est tendue, et les quelques commerçants sur place piaffent d’impatience de plier boutique. Car les manifestants ne tarderont pas à envahir les lieux. Il s’agit précisément des jeunes de la GenZ 212 (ou la Génération Z) qui, depuis le 27 septembre dernier, défient les autorités royales, en organisant partout des manifestations, et de manière coordonnée, grâce à la plateforme Discord. A cette heure où tous les manifestants ne sont pas encore venus, la foule famélique est dirigée par un trentenaire. Tête nue et barbe hirsute, avec pour habits, que des lambeaux de drap rouge mal cachés par un manteau noir, il tient difficilement une pancarte sur laquelle on peut lire : «Nous ne voulons de la Coupe du monde. La santé et l’éducation sont prioritaires. Les stades sont là, mais [quid] des hôpitaux ?» Ou encore : «Aziz Akhannouch [c’est le chef du gouvernement] démission.» Au bout d’une demi-heure de protestation timide, la rue est prise d’assaut par des jeunes qui scandent leur courroux. L’ambiance, électrique, est semblable à celle d’une Révolution, sous un soleil de feu. Agadir, Marrakech, Tanger, Meknès, Béni Mellal, Tiznit… ont été le théâtre de vives revendications populaires.
C’est à Agadir, où 8 femmes enceintes ont perdu la vie à cause des défaillances de l’Hôpital régional Hassan II, que commencent les manifestations. Le système sanitaire marocain, qui s’est largement privatisé et centralisé au détriment des sujets d’extraction sociale modeste, est jugé désastreux par les manifestants. Le journal Libération, dans sa Une du vendredi 26 septembre, décortique le dernier classement des systèmes de santé, publié par le magazine Ceoworld, qui relègue le Royaume à la 74e place mondiale sur 110 pays, «avec un score famélique de 34, 78 points». Cette position, commente le journal, en dit long sur l’«état des hôpitaux […] en dessous des standards auxquels aspirent la plupart des pays émergents, et loin des recommandations internationales en matière d’accès primaire et d’équité territoriale». Sur le plan des ressources humaines, le Royaume dispose environ de 29 000 médecins, soit environ 0, 79 médecin pour 1000 habitants (7,9 pour 10 000). En outre, «cette carence se double d’une concentration excessive des professionnels le long de l’axe Casablanca-Rabat, laissant de vastes territoires dépourvus d’accès régulier à la médecine spécialisée».
En dépit du caractère pacifique des manifestations -«Amour de la Patrie et du Roi», clament à tue-tête les manifestants-, «les autorités ont choisi de répondre par la violence et le mépris. Les Forces de l’ordre n’hésitent pas à fouetter les indignés jusqu’au sang. Ou même jusqu’à la mort. 3 personnes ont déjà été tuées. Le porte-parole du ministre de l’Intérieur, Rachid El Khalfi, parle de légitime défense», car les jeunes voudraient attaquer une brigade de gendarmerie pour éventuellement la dévaliser. Il y a, en réalité, une forme d’incompréhension congénitale entre les élites et les masses vulnérables. A lire la presse marocaine, le journal Telquel notamment, on se rend compte que les jeunes, dans leur écrasante majorité, ne partagent pas l’orientation des politiques publiques, fortement tournée vers les infrastructures. Ils veulent avant tout que l’Etat leur assure les services de base : l’éducation, la santé et la réduction drastique de la cherté de la vie. En un mot : les manifestants veulent que les grands investissements transforment qualitativement leurs conditions de vie.
Reste à savoir si Sa Majesté le Roi Mohamed VI dont le bilan est fort appréciable, saura entendre les cris musclés des manifestants. De ses rejetons, selon la Beiâ, c’est-à-dire le contrat social qui lie le monarque à ses sujets. Ceux-ci réclament, comme première mesure à prendre sur-le-champ, le limogeage du chef du gouvernement. Le monarque alaouite a la réputation d’un homme intelligent et visionnaire, qui exerce son pouvoir dans une relative ouverture. Avec la délégitimation des corps intermédiaires, il reste l’unique interlocuteur possible de la foule. Une réponse économique pragmatique pourrait être salvatrice. Pour le moment, infliger une secousse tellurique à la monarchie n’est pas encore à l’ordre du jour, mais les crises permanentes ont la magie de se retrouver insolubles. Et imprévisibles.
Les soulèvements populaires, qui n’ont besoin que d’un élément déclencheur pour se présenter comme une déflagration, rappellent à nos dirigeants l’urgence de se mettre sérieusement au travail. Au Népal, par exemple, la suspension par le gouvernement de certains réseaux dits sociaux -Facebook, YouTube et X- a été un motif suffisant, pour les jeunes, de se révolter en s’attaquant violemment aux institutions (l’Assemblée nationale a été mise à feu et à sang), et de dénoncer par la même occasion la corruption et l’incompétence des élites politiques. Même son de cloche à Madagascar où les coupures récurrentes d’eau et d’électricité ont été le mobile parfait, pour les «zandry», de se lever en masse afin de lutter contre la mauvaise gouvernance de la Grande île. Les manifestations ont été réprimées dans le sang par les Forces de l’ordre (22 morts, selon les chiffres de l’Onu). Mais la ferveur et la détermination des manifestants sont inébranlables. Le Président Andry Rajoelina a limogé à la sauvette le gouvernement. Mais en vain.
Chez nous, somme toute, la recherche forcenée de boucs émissaires n’apportera aucune solution à nos compatriotes. Toutes ces guerres picrocholines (le débat sur la dette «cachée», par exemple), inventées de toutes pièces par nos pêcheurs de subterfuges, sont une manière de différer à court terme nos suffocants et «insolubles» problèmes. Il faut se rappeler que partout dans le monde, les démocraties sont bousculées -et même menacées- par les attentes urgentes des populations. Avec cette jeunesse ultraconnectée et impatiente, seuls des résultats économiques concrets peuvent garantir notre contexture sociale. Ora et labora !
Par Baba DIENG