Il y a au moins trois grands monstres sacrés de la littérature qui ont écrit «pour de l’argent». Il s’agit de Fiodor Dostoïevski, le plus grand «romancier», psychologue et mystique à la fois, Honoré de Balzac, l’homme qui a défié l’état-civil en faisant défiler deux mille cinq cent personnages, et le monstrueux William Faulkner, certainement le plus grand «noveliste» américain… Il fallait s’empresser, boucler, effacer les dernières ratures, se chamailler avec l’éditeur, véreux négrier de la littérature, quelques engueulades et empoignades avec le bailleur qui réclame sept mois de loyer, des dettes de jeu et autres affaires innommables pour nos démiurges littéraires aujourd’hui canonisés sont les coins secrets de la psychocritique que même un Charles Mauron, maître du genre au siècle dernier, a escamotés.
Des histoires littéraires honteuses sont certainement en cours, des compromissions éhontées, du réalisme commercial et même critique digne de n’importe quel homme d’affaires sont le lot quotidien du monde littéraire. Les lecteurs juvéniles ne verront que du feu, ils n’ont que leur jeune cœur pour s’exprimer, leurs regards énamourés en direction des «tueurs en série» de la culture littéraire fait pitié. Ils sont les premiers à défendre les assassins, vieux et jeunes loups drapés de tendres peaux d’agneau. Les jeunes amoureux ne veulent rien savoir. Ne leur dites rien ! Ils ont peur de la déception amoureuse. Mentez-leur, car ils veulent qu’on leur mente ! «Il en restera toujours.» Ils ne savent pas que le marché du succès littéraire est d’une complexité. La plupart des prix littéraires sont destinés à capturer des auteurs, fabriquer des représentants culturels, mais la «meilleure» est ceux qui acceptent de se faire publier par des maisons d’édition fictives ou portatives. Ils se contentent de dire qu’ils viennent d’être publiés par une maison d’édition européenne. Ils ne prennent jamais le temps de vérifier. Les proies faciles sont ceux qui veulent être publiés à tout prix. Dénués de toute culture éditoriale, ils ne sauront jamais combien de livres ils ont vendu. Ils ne savent pas que des manuscrits invalidés en Afrique pour insuffisance sont étrangement publiés en Europe. Mieux vaut écrire pour une bouteille jetée à la mer en direction des carpes qui se tairont à jamais sur nos fautes et ratures !
Cependant, les écrivains, ceux qui sont «possédés» par l’écriture, ne cessent de griffonner et lutter contre la faim par l’écriture. L’écriture n’est jamais gratuite, elle n’a pas de prix, mais elle a un coût, elle vaut quelque chose, quelque chose de grand, elle vaut la vie, elle a coûté la vie à beaucoup de pauvres gens. Peu de critiques ont traité l’économie politique de la faim et de la misère chez les écrivains, en rapport avec leur propre écriture et l’esthétique littéraire. Question difficile, mais surtout honteuse pour nous aujourd’hui, haut perchés sur notre petit monticule de culture générale, nos plagiats honteusement cachés, nos colères empruntées, nos ridicules guerres de lecteurs imbus de quelques bouquins mal écrits et complaisamment vénérés. Du haut de notre petite taille, armés d’une culture littéraire faite de certitudes ridicules, d’idées reçues d’on ne sait où, nous nous en allons au gré du vent.
Toutefois, la littérature de commande a produit des chefs-d’œuvre inattendus, mais elle a surtout donné par la suite et sur le tard aujourd’hui des navets insipides dont la liste est d’une longueur kilométrique. Alors, nous n’avons retenu que ce dernier mode de production littéraire qui est loin d’être glorieux, mais lorsque le résultat est extraordinaire par le génie de l’auteur, on oublie vite l’énoncé et les conditions de la création littéraire. Jack London, Oscar Wilde et Françoise Sagan n’ont pas écrit pour de l’argent tout simplement. Ils ont écrit parfois pour ne pas mourir de faim. Il fallait par l’écriture dompter les réserves de vie pour que la plume géniale ne casse pas. Aujourd’hui, la littérature de commande n’est pas seulement destinée à la mangeaille, elle sert surtout à alimenter la gourmandise des auteurs. La gourmandise, un péché surtout capitaliste. Il va falloir que beaucoup d’auteurs aillent se confesser. «Mais que ne ferait-on pour garder ses privilèges ?», a dit Woody Allen en voix off dans son génial Match Point, un chef-d’œuvre cinématographique sur les aléas de la vie, le destin, la chance et la malchance. La plupart des auteurs sont pauvres, mais pas misérables du tout.
Mais il y a mieux que l’argent, c’est le pouvoir qui grise. Le pouvoir d’être considéré comme intelligent, même si personne ne sait ce qu’est l’intelligence, voilà l’illusion qu’offre la manufacture littéraire. Le seul remède est que l’œuvre littéraire ou l’objet d’art échappe non pas au marché (ce serait une catastrophe utopiste), mais qu’elle soit affranchie de la mercantilisation par l’invention de mécanismes de libération. Beaucoup auraient pu vivre relativement confortablement de droits d’auteur sans en arriver à la gloutonnerie dégoûtante qui n’a même pas l’excuse de nous servir des œuvres pantagruéliques. Alexandre Dumas fils, le Nègre aux cheveux crépus, était d’une sensualité incontrôlable, il mangeait et buvait de façon gargantuesque, il avait peur de la faim, alors ses œuvres sont devenues monstrueusement longues. Il ne risquait jamais de mourir de faim. Il s’empiffrait, se goinfrait de nourritures parce qu’il souffrait peut-être d’un mal. Une forme de suicide. Aujourd’hui, on mange bêtement et surtout beaucoup pour vivre. Un peu de faim n’a jamais tué personne. La littérature ne ment pas parce qu’elle est culturelle. Un jour ou l’autre, on se fera prendre.
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