Sur les rives du fleuve Casamance, à quelques encablures du Marché central de Sédhiou (Sud), se dresse le Fort Pinet-Laprade, un monument oublié mais chargé d’histoire. Construit entre 1838 et 1844, ce bastion, bien plus qu’un simple édifice militaire, est le témoin silencieux d’une époque de conquêtes, de résistances, de savoirs et de métissages culturels. Erigé dans un contexte de rivalités territoriales et de résistances locales, le fort fut conçu à l’époque de la colonisation française par le Capitaine du Génie militaire Pavent d’Augsbourg, puis complété par le Commandant Thissiers. Il portera le nom de Emile Pinet-Laprade (1822-1869), officier français et Gouverneur colonial. La construction du Fort Pinet-Laprade à Sédhiou ré­pon­dait à une stratégie coloniale minutieusement pensée par l’administration française pour asseoir son autorité en haute Casamance, a expliqué à l’Aps, Ibrahima Mankama Dia­khaté, philosophe et écrivain.
En tant que tête de pont militaire, note M. Diakhaté, le fort permettait de déployer rapidement des troupes dans les zones reculées, de surveiller les mouvements des résistants mandingues et balantes, et d’organiser des ripostes coordonnées depuis un point fixe sécurisé. Sa position en bordure du fleuve Casamance offrait, pour cela, un avantage logistique majeur, dit-il. D’autant que, selon lui, le contrôle des voies fluviales facilitait le transport des marchandises, des hommes et des armes, tout en assurant la régulation des échanges commerciaux entre l’intérieur du pays et les comptoirs côtiers.

Soldats, colons et réfugiés, premiers occupants
Le fort servait par ailleurs de relais administratif abritant les bureaux des gouverneurs, les archives coloniales et les infrastructures nécessaires à la gestion des territoires nouvellement annexés, fait-il savoir. Il devenait ainsi, selon lui, un centre névralgique de l’expansion coloniale, articulant pouvoir militaire, contrôle éco­nomique et gouvernance territoriale dans une région encore marquée par l’autonomie des royaumes traditionnels. Der­rière ses murs de latérite et de pierres, le fort abritait notamment des soldats français, garants de la sécurité et de la surveillance, des administrateurs coloniaux, chargés de la gestion des affaires locales, des commerçants européens, at­tirés par les richesses agricoles de la région (arachide, coton, huile de palme). Il servait aussi de refuge aux populations locales déplacées lors des conflits interethniques, ou suite à des luttes entre chefs traditionnels.
A partir du XXe siècle, le fort a été transformé en centre de formation pour instituteurs. Il devient un lieu de réflexion et d’éveil intellectuel accueillant des figures intellectuelles et politiques comme Assane Seck (1919-2012), Emile Badiane (1915-1972), un pionnier de l’éducation en Casamance, ou l’ancien ministre Madieng Khary Dieng (1932- 2020). Le fort devient ainsi un incubateur d’idées, où les savoirs locaux et occidentaux se rencontrent, posant les bases de l’éveil politique et culturel de la région.

Patrimoine en péril ou trésor en sommeil ?
Mais en dépit de sa place importante dans l’histoire du Sénégal et du symbole qu’il représente en termes de patrimoine, cet édifice semble désormais abandonné à lui-même, alerte Ibrahima Man­kama Diakhaté. «Aujourd’hui, le fort est en état de délabrement avancé, les murs s’effritent, les couloirs sont envahis par la faune sauvage. Pourtant, son potentiel patrimonial est immense», fait-il observer, d’une voix presque meurtrie. Le philosophe et écrivain préconise donc sa réhabilitation, une opération pouvant offrir l’opportunité de créer un musée régional dédié à «l’histoire profonde» du Pakao, aux rites initiatiques du Kankourang et aux dyna­miques sociopolitiques précoloniales qui ont façonné la Casamance. Ce musée, précise-t-il, pourrait abriter des archives orales, des objets rituels, des cartes anciennes et des récits royaux, permettant de restituer la complexité des royaumes traditionnels et des résistances locales. Ibrahima Mankama Diakhaté soutient que la restauration du Fort Pinet-Laprade redonnerait à Sédhiou «un pan de son âme, un miroir de son histoire et un levier pour son avenir culturel, éducatif et économique». Il a également suggéré qu’autour de ce noyau historique, un centre culturel pourrait émerger, doté de jardins botaniques valorisant la flore locale, d’une esplanade pour les spectacles vivants et d’un espace de mémoire où les visiteurs découvriraient les figures intellectuelles et spirituelles de la région. «Le fort ne fut pas seulement une muraille de pierres. Il fut une muraille de récits, de luttes et de savoirs», a souligné l’écrivain. De cette manière, le site deviendrait un carrefour éducatif ouvert aux écoles, aux chercheurs, aux artistes et aux curieux, favorisant les échanges inter­générationnels et interdisciplinaires. Ce lieu, à la fois sanctuaire patrimonial et incubateur de savoirs, incarnerait la renaissance culturelle de Sé­dhiou et la valorisation durable de l’héritage casamançais, conclut M. Diakhaté.
Aps