La nouvelle de ton décès a provoqué une émotion profonde dans l’univers infini des connaissances en général, et dans le monde universitaire en particulier. Toute conscience habitée par les vertus du savoir s’est sentie concernée par ta disparition. Plus qu’un théoricien reconnu, tu étais une icône du savoir. Ton humilité n’aurait certes pas admis ce qualificatif.
Humilité ?
Théoricien du marxisme, du maoïsme, du tiers-mondisme, de l’antimondialisme, antimondialisme que tu conviens de requalifier en altermondialisme, après nos échanges lors du Forum social mondial à Porto Alegre, au Brésil, au début des années 2000.
Humilité ?
Ton étonnement qui n’était nullement feint, au moment où tu apprends le refus de telle puissance occidentale de te délivrer un visa d’entrée sur son territoire. Au motif que ta présence aurait suscité un raz-de-marée de nouvelles vocations au sein de la jeunesse étudiante, contre la domination des Peuples par le capital mondialisé, comme tu le qualifiais depuis ton ouvrage culte L’échange inégal. Cette humilité qui n’empêchait pas une grande rigueur intellectuelle ! Ainsi, d’un air pénétré, sans céder au mélodrame, tu nous demandais que figurât dans le Rapport final tel aspect de ton exposé, auquel tu semblais beaucoup tenir.
Ce fut le cas lors de la rencontre de Dakar, en 1996, consacrée à la Réponse des intellectuels et hommes de culture de l’Afrique et de la diaspora. Ce Rendez-vous des intelligences, parmi les meilleures du continent, donnera lieu à un ouvrage inédit et fort érudit sur des problématiques transversales à la Renaissance de l’Afrique. Je sais combien, en effet, mes propos viennent heurter cette vertu, l’humilité, sur laquelle reposaient toutes tes convictions morales et éthiques.
Mais je ne m’en excuserai outre mesure, car je ne fais que traduire le sentiment partagé du monde universitaire. C’est l’hommage à une carrière toute de travail et de probité. Un hommage que le monde du savoir te doit, toi qui, fils de l’Europe par la France, et de l’Afrique par l’Egypte, poussé par la force d’aimer et la force de la connaissance, as su lutter toute ta vie contre l’obscurantisme pour la liberté des Peuples en quête du savoir, choisissant de le faire par les voies du service et non du pouvoir.
Au service également des jeunes Nations africaines dont tu seras le conseiller (Mali, 1960-1963), ou que tu rassures de tes avis éclairés sur des solutions alternatives au franc Cfa. C’est l’objet de ton bref séjour à Libreville, à la fin des années 70, à l’invitation des autorités gabonaises. Comme tu nous le rappellerais au cours d’une rencontre, organisée à Dakar par ton centre, Forum du tiers-monde qui traitait de la question.
Icône du savoir, tu savais être aussi sur le terrain de l’action. Samir, tout être humain est citoyen des deux mondes, le monde temporel et celui de l’éternité. Grâce à ta production intellectuelle, par quoi tu es parvenu à sublimer ta condition de simple mortel, tu es rentré dans l’éternité. Comme Cheikh Anta Diop, autre icône du savoir qui redonne sa dignité au continent, berceau de l’humanité, en administrant la preuve scientifique de son apport, à la fois inaugural et décisif, à la fabuleuse civilisation des pharaons. Véritable cataclysme cognitif dans le monde des certitudes éculées et des souverains poncifs sur l’Afrique !
Je te suis infiniment reconnaissant de m’avoir permis de rencontrer moult figures emblématiques de la pensée sociale critique du 21e siècle. C’est aussi le titre des Mélanges offerts par tes proches pour célébrer cette immense œuvre que tu laisses à la postérité. Un ouvrage qui fera date et auquel tu m’as fait l’insigne honneur de contribuer, en compagnie de Jean Ziegler, Aminata Traoré, entre autres. Et à ce propos, je voudrais reprendre dans mes mots l’hommage appuyé que nous adresse le Président Ahmed Ben Bella, lors de la création du forum social africain, à Bamako, au Mali, au début des années 2000. Je cite : «Notre génération peut s’en aller, fière de savoir que l’Afrique a des avocats talentueux pour continuer à défendre sa cause.» Fin de citation. Puisse l’exemple de ces dignes fils de l’Afrique et du monde que je me permets d’associer à ta mémoire, toi, le dernier en date, de nos illustres disparus de ce monde du savoir, puisse, dis-je, l’exemple de ces combattants des causes justes et nobles, servir toujours d’aiguillon aux intellectuels progressistes, voués à la défense des faibles et des opprimés partout dans le monde ! C’est le message de mon dernier essai : Pour une civilisation de l’humain. Ouvrage à paraître, dédié à Nelson Mandela et dont la trame discursive tire son inspiration de certaines de tes hypothèses méthodologiques.
Fidèle Pierre NZE-NGUEMA
Université Omar Bongo
Libreville Gabon