Horizon – Amina Ndiaye, cinéaste et fille de Valdiodio Ndiaye : «Mon père Valdiodio était un gaïnde, un lion pris dans une lutte de pouvoir»

C’est à Cannes que Amina Ndiaye Leclerc a choisi de présenter en avant-première mondiale, la fiction qui raconte les moments tragiques de la vie de son père, Valdiodio Ndiaye, victime, comme Mamadou Dia, des évènements de 1962.«Tant que les lions n’auront par leur griot, les histoires de chasse chanteront la gloire du chasseur.» Si on en croit les premières images de Valdiodio, c’est extrait d’un livre de votre enfance ? Seriez-vous le griot qui manquait aux côtés du lion ?
C’est surtout symbolique, une métaphore illustrée si l’on veut. Il s’agit en réalité d’un proverbe africain, le plus panafricain du genre, qui parle à toute l’Afrique de l’Ouest. L’ouvrage que vous voyez à l’écran, dans les mains de l’enfant que j’étais, a été créé par un jeune Sénégalais réalisateur de films d’animation, sur un modèle de livre illustré des années 1960. Mon père, Valdiodio, était un gaïnde, un lion pris dans une lutte de pouvoir, une lutte de territoire. Donc le proverbe symbolise parfaitement son histoire, et la mienne par conséquent. Dans le rôle de l’historienne notamment, du griot si vous aimez mieux… Il explique l’apparition des deux danseurs du Simb, soit le lion qui dort dans le corps d’un homme et que réveille le battement du Sabar dans un culte wolof festif. Quand j’ai découvert à Pikine les deux danseurs, magnifiquement maquillés, qui l’interprètent à l’écran, j’ai su tout de suite que c’était le début de mon long métrage.
Ce que nous avons vu ici, à Cannes, est une version pour la télévision, exact ?
Oui, elle obéit aux normes de diffusion de Tv5 Monde dont la durée maximum ne doit pas dépasser 110 minutes. La version longue pour le cinéma dure 124 minutes. Elle est destinée au circuit des festivals. J’ai manqué Berlin, où nous étions présélectionnés, car la copie finale n’était pas prête. Si nous avons été recalés de la compétition à Cannes, nous visons Toronto et Venise au fil des sélections à venir.
Peut-on confirmer que ce film, Valdiodio, est le fruit d’un quart de siècle de labeur ?
Et c’est bien pour cela qu’il est tellement abouti. J’ai en effet réalisé au préalable deux documentaires sur le sujet, dont le second a été présenté en compétition au Fespaco en 2021. Les deux sont gratuitement et librement disponibles sur Internet. Mon idée ? C’était d’axer le film sur ma propre vision d’enfant d’un prisonnier politique à travers ce que moi-même et les miens avons enduré pendant douze années douloureuses. Cependant, je tiens à rappeler que l’histoire du film demeure basée dans sa dimension politique sur des faits, faits qui n’ont jamais été contestés publiquement ou non par un quelconque historien, cela durant plus de deux décennies. C’est même le contraire.
Valdiodio apporte des informations inédites ?
Plus exactement des éléments non négligeables éclairent les mobiles qui ont conduit à l’arrestation de Valdiodio, aux côtés de Mamadou Dia et des autres. En effet, l’an passé, les archives diplomatiques de l’époque ont été, enfin, mises à disposition. Des documents auxquels je n’avais pas pu accéder auparavant. Ainsi, des dialogues entiers du film de 2025 sont inspirés de ces documents. Sur ceux-là, personne ne peut non plus m’attaquer. Nous sommes en 1961 à Dakar. Dans une scène de cocktail, portée à l’écran, une invitée évoque le sort tragique de Patrice Lumumba, héros de l’indépendance congolaise fusillé au Katanga, le soir du 17 janvier 1961. Valdiodio ? «Lui non plus, personne ne pourra le manipuler», enchaîne-t-elle juste après. Ce propos est tiré d’un message adressé par l’ambassadeur de France à Jacques Foccart, alors Secrétaire général de l’Elysée aux affaires africaines de 1960 à 1974 (l’organisateur et coordinateur de la Françafrique, Ndlr). Vous pouvez vérifier. J’ajoute que j’ai peine à répéter ce qui est rapporté à propos de Senghor dans ce même document…
Vous pouvez nous le dire aujourd’hui : n’y a-t-il pas prescription, après tout ?
Alors voilà : «Senghor, lui, a l’échine très souple et nous en ferons ce que nous voudrons…» Vous pouvez vérifier. Le qualificatif le concernant de «toubab noir», utilisé par ailleurs dans mon film, provient pour sa part d’interviews réalisées dans mes deux précédents documentaires. L’expression désignait à l’époque ceux qui suivaient la France de trop près.
Dans une autre scène, Senghor argue de l’ascendance guelwaar de Valdiodio pour repousser un allègement de son isolement à Kédougou. Valdiodio est, dit-il, héritier d’une dynastie princière du Sine-Saloum qui prélevait autrefois l’impôt sur le peuple sérère auquel appartient le chef de l’Etat. Est-ce vrai ou cela relève-t-il de la rumeur, sinon d’un sentiment?
Non, absolument non, je ne joue pas de ce qui serait de l’ordre du ressentiment. Il n’y a dans mon travail aucune distorsion affective concernant les faits. Exception faite bien sûr de ce qui me touche personnellement, de ce qui vient de moi, ce qui est moi, je le reconnais. Dans sa dimension politique, il est, je le répète, conforme aux documentaires. Pour le reste, je l’avoue, c’est un film plutôt personnel.
Comment avez-vous pris les distances nécessaires pour ne pas être vous-même submergée par vos émotions, sinon parvenir à surmonter des traumas compréhensibles ?
Grâce au temps, beaucoup de temps. Je vais vous avouer quelque chose qui vous paraîtra peut-être étonnant puisque je vous réponds ici. Pendant des années, lorsqu’on me posait une question concernant l’épreuve qui nous a été imposée, je pleurais. J’étais incapable de parler, complètement bloquée. Alors j’écrivais, pour moi, par peur d’oublier les détails significatifs. Puis j’ai travaillé dans le cinéma sur d’autres films jusqu’à ce que je me dise : «au fait tu as un sujet extraordinaire», l’histoire de mon père. Cependant, il m’a encore fallu une année de psy pour simplement libérer ma parole et être capable de donner des conférences ou de répondre à vos questions.
Quel père était pour vous Valdiodio ?
Très tendre, très proche, très soucieux, mais aussi très peu disponible comme tout homme public qui donne sa vie à sa Nation. Vous remarquerez que les enfants viennent le trouver au bureau, le jeudi à l’époque, c’est pour cela aussi que je l’ai montré arrivant la nuit à la maison. Tous les soirs, il nous mettait au lit avec mes frères.
Durant son isolement en détention, vous obtenez un droit de visite qui est dénié au dernier moment. Un souvenir cruel ?
Cruel, c’est le mot juste. On ne roulait pas sur l’or, vous imaginez. J’avais 14 ans, un oncle m’avait offert un billet d’avion pour aller voir papa. Cet épisode, je ne parvenais même pas à l’écrire. En réalité, la raison de cette violente frustration, c’est Valdiodio en personne qui en a explicité l’origine. Il a écrit, depuis sa cellule : «Quand je reçois vos bulletins scolaires et qu’ils sont bons, c’est pour moi une grâce.» Cette année-là, le mien était plutôt excellent. Je le lui avais adressé, mais il a été intercepté par la censure gouvernementale. Il ne l’a donc jamais reçu. Il s’agissait, en toute mesquinerie et/ou sadisme, de le priver d’une quelconque grâce dans toute l’acception du terme. Tout comme celle qu’eût été ma venue…
En sortant de prison, votre père souffre d’une pleurésie et l’on soupçonne que deux de ses geôliers étaient atteints de tuberculose. Il y avait un rapport ?
Vous le verrez dans la version longue, l’un deux crache du sang et fait tomber négligemment, en apparence, son mouchoir souillé dans la cellule de mon père.
Gardez-vous l’espoir d’un nouveau procès qui réhabiliterait la mémoire de votre père outre que son nom a été donné à la Place de l’indépendance qu’il baptisa ?
J’ai eu récemment connaissance de documents. Une association de Kaolack, ville dont il a été le maire, s’est adressée en ce sens auprès du Président Bassirou Diomaye Faye dont le gouvernement entend officiellement lutter contre la corruption. Ce qui représente un rapprochement avec les idées de mon père qui fut ministre des Finances, avant son arrestation arbitraire. Le Sénégal d’aujourd’hui a actuellement grand besoin d’une telle action. Nous verrons si cela suffira.
Vivez-vous aujourd’hui votre identité binationale sans amertume ?
Absolument. J’ai la double nationalité, mais je me sens à 100% française et à 100% sénégalaise. Bref, je suis à 200% (elle rit). J’assume sans problème mes deux identités malgré les douleurs du passé, voilà. Je n’ai rien ni contre la France ni contre le Sénégal. Tout au contraire.
Propos recueillis par Jean Pierre PUSTIENNE (Correspondance particulière)