Hubris et Némésis

L’égo est relatif, Dieu est absolu ! Sur l’absolu rien de relatif ne peut avoir prise. Dès lors, comment l’homme, cet être si spécifiquement relatif, peut-il prétendre à l’absolu ?
Comment l’homme, quel que soit le domaine dans lequel il s’active, peut-il se proclamer indestructible ? «Je suis politiquement indestructible !», dixit un politique.
Le champ politique est un espace mouvant, très instable. Il est composé d’une infinité d’unités toujours en évolution. Il se transforme continuellement sans que l’on sache toujours en dégager les lois ni en tracer le devenir. Les termes utilisés à son sujet vont de chaos, turbulence, addition, coalition, instabilité, conflits, jusqu’à transhumance…
Ce vocabulaire emprunté aux sciences physiques, mathématiques et sociales est très significatif pour monter à loisir combien est destructible ce que l’on pourrait croire indestructible.
L’humilité précède la gloire, nous enseignent les Ecritures Saintes. Toute vertu est fondée sur la mesure, disait Sénèque, et c’est cette juste mesure, cet équilibre, qu’il faut mettre en toute chose, et surtout dans nos paroles, et plus encore dans l’action.
Aucun acteur politique n’est politiquement indestructible. Et d’ailleurs l’excès, dans tous les domaines, et plus particulièrement dans le domaine politique, porte toujours les germes de la destruction. Rappelons-nous à ce sujet que les grandes catastrophes et les grandes tragédies de l’histoire sont nées de l’excès.
Pour nommer cette démesure, les Grecs anciens avaient le terme «hubris», qui désigne tout ce qui dépasse la mesure : excès, insolence, violence. C’est un comportement dicté par les passions, l’orgueil, l’arrogance, l’excès de pouvoir.
Mais l’hubris était toujours puni par Némésis, divinité exécutrice de la justice distributive dont le courroux s’abattait sur les fautifs et leur infligeait un châtiment proportionnel à la faute.
On le voit, c’est ce sentiment, cette certitude d’indestructibilité qui dicte du coup le vocabulaire qu’utilise «l’indestructible» pour qualifier ses adversaires politiques qui ne sont à ses yeux que «des résidus».
Arrêtons-nous un instant sur le mot «résidu».
Pour bien lire, et surtout bien comprendre et saisir les mots, je commence toujours par un exercice qui s’appelle «logos philein» ou philologie, c’est-à-dire «aimer le logos». Il s’agit, grâce à l’aide de tous les outils que proposent les érudits, à savoir les divers dictionnaires, de découvrir le sens premier, naïf et presque innocent de chaque mot.
Or donc, «résidu» selon le Robert, c’est ce qui reste après une opération physique ou chimique, ce qui se détache, se dépose et tombe. Au plan physiologique, on parle de résidus de la digestion… Il peut s’agir aussi du résultat matériel d’un processus géologique comme les résidus argileux. Bref, c’est un reliquat, un reste inutilisable, sans valeur, c’est le déchet, le détritus, le rebut, l’ordure.
Pour en arriver là, il a bien fallu qu’il y ait eu destruction d’un existant. Perte de voix, recul dans la représentativité, alternance politique… C’est une loi de la nature, le va-et-vient, les majorités qui se forment et qui fondent. Minorité hier, majorité aujourd’hui. Ce mécanisme, ces mouvements opposés, ce cycle alternatif est le moteur et le poumon de la démocratie. Aucune majorité n’est indestructible, sous ce rapport aucun homme politique n’est indestructible.
En politique, rien n’est acquis pour de bon, pour toujours. La preuve, le Conseil constitutionnel, une fois encore, a dit le Droit. En disant le Droit, il a dit qui nous sommes, c’est-à-dire un pays attaché au Droit et à la Loi. Nous sommes un pays qui doit beaucoup au Droit et au respect de la Loi. Cette décision de la gardienne de notre texte fondamental, expression de notre dignité, nous oblige. Elle nous oblige d’accepter de porter un regard humble sur le temps, le temps de l’histoire et le temps de l’homme.
En ces temps de renouvellement douloureux des assises d’un monde qui chancelle, nous devons impérativement refuser de mettre le curseur sur l’insignifiant au détriment de l’essentiel. En ces heures sombres et maussades d’un monde qui vacille entre apogée et apocalypse, l’instinct de survie nous somme de résister à la régression.
Le Sénégal doit beaucoup au Droit, à la sacralité du principe de l’Etat de Droit. Il doit tout à l’éducation, à l’enseignement, à la culture. Toutes ces valeurs, au fil des ans et par la somme des efforts de ses enfants, ont contribué à donner à notre pays une présence significative dans le monde et à sa voix un écho planétaire.
Nous sommes tous des enfants de la République. Son système éducatif nous a accueillis, couvés, protégés et formés avant de nous offrir positions, responsabilités et privilèges. Notre dette est immense et nous resterons à jamais les débiteurs de cette République à laquelle nous devons tout. Nous devons nous ceindre les reins et entrer dans la dynamique d’un combat collectif pour l’ancrage irréversible de la démocratie et de l’Etat de Droit.
Entre enfants du Sénégal, en dépit des oppositions doctrinales ou autres, il y a cette solidarité profonde, ce rapport substantiel qui, lorsque le temps écoulé permettra le recul nécessaire, réunira au point de les confondre, des filles et fils d’un même pays dressés aujourd’hui les uns contre les autres par des haines en apparence inexpiables.
Chers compatriotes, il se fait tard et nous ne sommes pas seuls au monde. Evitons donc de lui donner le spectacle puéril de nos rancœurs.
Hamidou SALL
Écrivain