Il est aussi le président du quai de pêche de Rufisque. Au large, Ibrahima Mar n’aperçoit rien de rassurant. Il voit, par contre, le désespoir prendre les pêcheurs dans ses filets. Les pêcheurs sont aussi noyés sous la pression des microcrédits. La pression sociale, également, ne pardonne pas. L’Etat ? Le pêcheur traditionnel n’attend plus grand-chose des mémorandums, propositions et engagements.

Comment se porte actuellement la pêche artisanale à Rufisque ?
La situation est alarmante. Vous constatez qu’il n’y a presque pas d’animation. Cette année encore, les 4 mois de campagne à Rufisque (mai, juin, juillet et août) n’ont pas connu les réussites d’antan. Avant, il y avait tellement de sardinelles qu’il était difficile de se frayer un passage ici. Sur une cinquantaine de pirogues qui vont en mer, seules 5 ou 6 rapportent réellement du poisson. Par jour, on  comptait plus d’une vingtaine de camions chargés qui sortaient de ce quai. Aujourd’hui, on n’en compte pas plus de 6. La caisse de sardinelles plates s’est vendue ici à 45 000 F Cfa. Tout cela montre que le poisson se fait rare. C’est toute une chaîne et son économie qui souffrent de cette raréfaction. Les charpentiers, les vendeurs de glace, les pompistes, les mareyeurs, les transporteurs, les charretiers, les détaillants, les gargotes… C’est difficile pour tout ce monde.

La situation que vous décrivez est-elle spécifique à Rufisque ?
C’est globalement la pêche artisanale qui est en difficulté. Les statistiques du Crodt (Centre de recherche océanographique de Dakar-Thiaroye) et du ministère de la Pêche montrent qu’il y a une baisse au niveau du stock disponible chaque année.

Ce qui induit souvent les gens en erreur, et j’ai toujours appelé à la vigilance sur ce point, ce sont les débarquements. Quand on entend par exemple que 20 000 tonnes de poissons ont été débarquées au Sénégal, on pourrait penser que le pays n’en manque pas. C’est une erreur. Beaucoup de pirogues vont pêcher en Mauritanie ou en Guinée-Bissau. La rareté du poisson dans les eaux sénégalaises, surtout pour les pêcheurs artisanaux, est évidente et pourrait encore s’aggraver. Les 6000 miles réservés à la pêche artisanale vont encore rétrécir du fait de l’exploitation prochaine du pétrole et du gaz à Saint-Louis, Kayar, Rufisque. Il y aura aussi l’impact des pollutions sonores et maritimes. Sur les côtes, il y a les aires marines protégées. Nos pêcheurs sont donc à l’étroit et doivent sortir des 6000 miles, et ont très souvent des accrochages avec les bateaux qui font de la pêche industrielle dans la zone nationale. Quand ils vont dans les eaux mauritaniennes ou guinéennes, ils courent le risque de se faire arrêter ou tirer dessus.

Les pêcheurs vivent donc l’enfer en mer et n’ont presque plus d’espoir. De l’année dernière à aujourd’hui, les annonces pullulent dans les groupes Whatsapp des pêcheurs : «pirogue à vendre», «filet à vendre», «moteur à céder». Ils vendent leur matériel et partent parce qu’ils n’ont plus d’espoir. Quand tu as déboursé 2 à 3 fois plus de 100 000 F Cfa pour obtenir un visa sans succès, et qu’on te dit que pour 200 000 ou 400 000 F Cfa il y a une pirogue qui  peut te conduire à  Ténériffe, tu peux être tenté, surtout quand tu es pêcheur et que tu connais bien la mer. En 2006, les pêcheurs étaient convoyeurs, aujourd’hui ils constituent l’essentiel des passagers. Ce matin-même, il y en a un qui m’a annoncé qu’il comptait partir avec sa pirogue et une bonne partie de sa famille. Les gens partent malgré le danger et les annonces répétées de décès en mer, ou exercent d’autres métiers.

Comment les pêcheurs vivent-ils cette situation ?
Ils la vivent difficilement. Plus d’une vingtaine sur cent ont dû bénéficier d’aide pour la Tabaski. Beaucoup ne se sont même pas sentis concernés par la Tamkharite, cette année. Certains ont dû sortir leurs enfants de l’école faute de moyens. Ils n’ont ni mutuel de santé ni fonds pour les accompagner, et subissent la pression des institutions de microfinance pour le paiement des dettes contractées. Actuellement et pour 5 mois, il y a une interdiction de la pêche nocturne. Nous ne gérons que des conflits depuis, parce qu’il y en a qui bravent l’interdit au prétexte que la nuit leur est plus favorable et qu’il faut ramener quelque chose à la maison. Un fonds, par  exemple, aurait pu permettre aux pêcheurs artisanaux d’avoir de quoi vivre pendant les périodes de repos biologique.

Quelles perspectives voyez-vous pour la pêche artisanale telle qu’elle est pratiquée ici et qu’attendez-vous des autorités qui gèrent ce sous-secteur ?
Je ne vois pas d’avenir rassurant pour la pêche artisanale. Je n’ai pas espoir qu’elle puisse renaître. Nous ne voyons pas de politique claire déroulée par l’Etat. Les mémorandums, propositions et engagements sont dans les tiroirs. Nous n’attendons plus grand-chose du côté des autorités. C’est tout le secteur qui doit être audité et restructuré.
Par Moussa SECK et Abdou Rahim KA