Le Dérèglement du monde

J’ai une grande admiration pour l’écrivain et académicien Amin Maalouf. Le conteur exceptionnel, celui à qui l’on doit Le Rocher de Tanios (prix Goncourt 1993), se double d’un essayiste à l’érudition séduisante. Riche de ses différentes civilisations -arabe et occidentale-, son œuvre est une tentative sans répit de réconcilier ces deux mondes séparés par un «mur». Son regard lucide et décentré sur notre monde, facilité par une pensée aux influences multiples, constitue, pour parler comme Michel Foucault, des «boîtes à outils» qui permettent de comprendre les enjeux et périls de notre époque.
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J’ai lu Le Dérèglement du monde : Quand nos civilisations s’épuisent. La guerre entre l’Etat hébreu, soutenu par ses alliés occidentaux, et l’Iran, cette puissance rebelle du Moyen-Orient, est venue faire un travail d’aggiornamento pour ce livre publié en 2009 aux Editions Grasset. Dans cet essai foisonnant qui détaille les thèmes déjà échafaudés dans Les identités meurtrières (1998), Amin Maalouf analyse la manière dont l’effondrement des civilisations dominatrices a bouleversé les équilibres du monde. Pour lui, le dérèglement de celui-ci ne tient pas au «choc des civilisations» dont parle Samuel Huntington dans un livre remarquable, mais à l’épuisement simultané et dramatique de deux grands ensembles culturels : l’Occident et le monde arabe.
Les victoires trompeuses
A la fin des années 1990, au sortir de la Guerre froide qui a consacré la victoire du capitalisme sur le communisme, le modèle occidental était présenté, pour tous les peuples du monde, comme ce que les Grecs appellent le telos, c’est-à-dire le but, l’achèvement de leur modernité. L’on se souvient du livre controversé du politologue américain Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme (Flammarion, 1992), dans lequel, s’inscrivant dans une perspective hégélienne et téléologique, il déclare que la démocratie et l’économie de marché constituent, pour l’homme, le stade ultime de sa perfection. La civilisation occidentale, qui est sans doute celle qui a plus donné à l’Humanité en matière d’innovations et de progrès, a ainsi régné en maître sur le monde plusieurs générations durant. Mais cette victoire, écrit Amin Maalouf, est «trompeuse» dans la mesure où «l’Occident a gagné, il a imposé son modèle ; mais par sa victoire même, il a perdu». Les richesses que les Occidentaux ont produites n’ont pas pu hélas «s’étendre au-delà de leurs frontières culturelles». A cela s’ajoute leur incapacité à trouver les ressources morales nécessaires pour perpétuer leur domination. Car, par exemple, les valeurs proclamées urbi et orbi -les droits de l’Homme, la Justice, la République, la démocratie, etc.- ont été refusées aux autres peuples, servant ainsi de moyens pour accentuer leurs mécanismes de prédation.
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Il ne s’agit pas de dire que la civilisation occidentale a été dépassée par celles des autres, loin s’en faut, mais on constate que les peuples longtemps dominés ont réussi à se former à l’école prolifique de l’Occident. Celui-ci a donc perdu ce qui constituait sa singularité, sa puissance. Le monde est ainsi bousculé, déréglé, car les logiques de domination entre le Nord et le Sud sont redéfinies. Pour l’Occident, il s’agit d’apprendre à avoir l’humilité de cohabiter avec d’autres forces naissantes qui contestent désormais sa suprématie ; pour les pays du Tiers-monde, par contre, cette émergence économique extraordinaire est une manière de défier l’ogre occidental et, mieux encore, de lorgner sa place.
Sur le plan économique, la victoire du capitalisme sur le communisme a accentué, paradoxalement, le déclin de l’Occident. En effet, avec l’effondrement de l’Union soviétique, plusieurs pays, devenus aujourd’hui de grandes puissances économiques, ont réussi à s’extirper du carcan du dirigisme. L’économie de marché à l’occidentale leur a permis de réaliser d’incroyables bonds en avant. L’exemple le plus frappant est celui de la Chine. En 1978, et c’est une information importante pour notre Premier ministre qui ne sait pas choisir ses modèles, un homme de 74 ans, miraculeusement rescapé des purges de la Révolution culturelle de 1966, Deng Xiaoping, hérita des rênes d’un pays communiste plombé par les politiques à tâtons de son prédécesseur plus créateur de slogans que travailleur, et chambarda le cours de son histoire. Il libéra aussitôt le milieu rural, en distribuant aux paysans les terres collectivisées. En approfondissant sa réforme structurelle de l’économie chinoise, le successeur de Mao Zedong décida que les paysans, affranchis de l’omniprésence suffocante de l’Etat dirigiste, pourront désormais choisir eux-mêmes leurs cultures. Les productions agricoles augmentèrent, sans oublier les Investissements directs étrangers (Ide), et la Chine entama sa marche spectaculaire vers le développement. Cet atelier du monde, qui a choisi de mener la guerre économique plutôt que celle militaire contre ses adversaires dont principalement l’Occident, symbolise les bouleversements de la structure classique de notre époque. Pour la petite histoire, soit dit en passant, le plus illustre des Chinois, ce n’est pas Deng Xiaoping, mais Mao. Comme quoi les peuples sont toujours reconnaissants envers les dirigeants qui flattent leur orgueil et leur donnent du rêve. De la grandeur. Une très belle leçon pour nos marchands de cauchemars…
Les légitimités égarées
Le dérèglement de notre monde s’explique aussi par l’absence de légitimité des pouvoirs à la tête de plusieurs Etats. La légitimité, écrit-il, «c’est ce qui permet aux peuples et aux individus d’accepter, sans contrainte excessive, l’autorité d’une institution, personnifiée par des hommes et considérée comme porteuse de valeurs». L’historien et sociologue français Pierre Rosanvallon, lui, parle d’«appropriation sociale des pouvoirs». Quand les pouvoirs politiques ne tiennent que par une gamme privée et/ou publique d’institutions de répression, les révolutions qui en découlent, avec leur lot de dégâts, accentuent, au niveau global, les dérèglements. «Pour que le monde fonctionne de manière à peu près harmonieuse, sans perturbations majeures, la plupart des peuples devraient, estime-t-il, avoir à leur tête des dirigeants légitimes ; lesquels seraient «chapeautés», puisqu’il le faut, par une autorité mondiale également perçue comme mondiale».
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La fin de la Guerre froide a aussi exacerbé la puissance des Etats-Unis d’Amérique qui, il faut le rappeler, émane historiquement des conséquences politiques et économiques de la Grande Guerre. L’Amérique, avec ses redoutables bombardiers B-2 Spirit, confirme encore une fois sa volonté de diriger de fait le monde. L’opposition frontale entre le monde arabe et l’Occident peut s’expliquer en partie par le fait que la domination du second est perçue comme illégitime par le premier. La guerre entre l’Etat hébreu et l’Iran en est une illustration. Pour les Perses, cette confrontation avec l’ennemi (c’est-à-dire le non-semblable dont la présence et l’influence constituent une menace existentielle pour ses semblables) est aussi une expression d’antiaméricanisme dont la base fondamentale est l’exacerbation d’une civilisation riche et millénaire ; tandis que les Américains, eux, n’ont que trois siècles d’histoire. Quant aux Arabes, en outre, il faut développer une autre forme de légitimité, celle dite «patriotique» ou «combattante», pour s’opposer à l’ennemi. Les dirigeants ont l’obligation de porter les voix et aspirations de leurs peuples contre l’Occident, afin d’être perçus comme légitimes.
La méfiance des Arabes vis-à-vis de l’Occident -qui est à l’origine de l’instauration d’un mur séparant, peut-être même définitivement, ces deux mondes, comme celui qui divisa naguère l’Europe- traduit la frustration de ces peuples longtemps bâillonnés et humiliés par l’Occident et ses alliés juifs. Le radicalisme religieux apparu dans les années 1970, et fortement dirigé contre les Occidentaux, est une conséquence des nombreux ratages du monde arabo-musulman. Après les débâcles de 1948 et surtout de 1967 (la guerre des Six Jours) contre l’Etat hébreu naissant soutenu par l’Occident, les peuples arabes commencèrent à se désintéresser du nationalisme panarabe dont l’emblématique dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser fut le chef de file. Cette grande désillusion des Arabes, née d’un immense espoir de renaissance et de revanche après tant de défaites, a créé les conditions propices pour l’essor de l’un des plus grands facteurs de dérèglement de notre monde : le fondamentalisme musulman, qui se nourrit de l’intolérance et de la violence.
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Les essais de Amin Maalouf dont celui qui a fait l’objet de cette chronique, sont nourris par les dangers qui nous guettent. Mais aussi par une incroyable lucidité dans la manière d’aborder les problèmes extrêmement complexes de notre époque. Le devenir de l’Humanité semble incertain, mais il reste à construire, puisque le «combat pour «maintenir le monde» sera ardu, mais le «déluge» n’est pas une fatalité. L’avenir n’est pas écrit d’avance, c’est à nous de l’écrire ; à nous de le concevoir, à nous de le bâtir ; avec audace, parce qu’il faut oser rompre avec des habitudes séculaires ; avec générosité, parce qu’il faut rassembler, rassurer, écouter, inclure, partager ; et avant tout avec sagesse. C’est la tâche qui incombe à nos contemporains, femmes et hommes de toutes origines, et ils n’ont pas d’autre choix que de l’assumer». Il faut inventer -car il ne s’agit pas de retrouver les repères et valeurs que nous aurions perdus, ou les opportunités manquées- des «utopies émancipatrices» dont parle la politologue Françoise Vergès, pour créer de nouveaux modes relationnels, une nouvelle manière d’habiter le monde. D’autant plus qu’«il n’y a plus d’étrangers en ce siècle, il n’y a plus que des compagnons de voyage».
POST-SCRIPTUM : L’arrestation arbitraire et baroque du journaliste et chroniqueur Bachir Fofana -cette voix ombrageuse au service de la République- me rappelle cette belle réflexion de l’auteur de Samarcande sur la démocratie : «Ce qui est sacré, dans la démocratie, ce sont les valeurs, pas les mécanismes. Ce qui doit être respecté, absolument et sans la moindre concession, c’est la dignité des êtres humains, de tous les êtres humains, femmes, hommes et enfants, quelles que soient leurs croyances ou leur couleur, et quelle que soit leur importance numérique […].» En d’autres termes, la démocratie est cette merveilleuse forme d’organisation politique qui, à la différence des régimes totalitaires et autoritaires déshumanisants de la première moitié du XXe siècle, sacralise les libertés fondamentales de l’homme. En conséquence, dans un régime qui se veut démocratique, envoyer des citoyens en prison ne doit pas être automatique. La liberté étant la règle, tout ce qui conduit à sa restriction doit relever de l’exception. De la nécessité absolue.
Nombreux sont les Sénégalais qui ont pensé, au soir du 24 mars 2024, que toute violation des droits humains relève, dans ce pays, de l’histoire ancienne. Le parti Pastef s’est toujours présenté comme une victime de la répression du satrape Macky Sall. Ce qui est une contrevérité, car ce parti -faut-il le rappeler ?- a d’abord choisi la voie insurrectionnelle pour accéder au pouvoir, avant d’être ramené manu militari sur les sentiers du vote par nos institutions républicaines. Mais l’Histoire nous enseigne que tous les monstres qui torpillent la démocratie sont ses rejetons. Le pouvoir violent de Pastef, par le truchement de sa machine judiciaire, continue de persécuter des citoyens pour leurs idées, pour leur appartenance politique.
Ce que l’on reproche à Bachir Fofana, comme à toutes les autres voix dissonantes qui croupissent illégalement en prison, est très simple : débusquer au Quotidien les déconfitures et incohérences d’un pouvoir manifestement partial, qui sanctionne moins les faits que les appartenances. Un citoyen de bonne foi, fût-il un piètre observateur de la vie politique de notre pays, peut aisément constater qu’il y a une volonté manifeste du pouvoir d’«effacer» -le mot, génocidaire, est de notre bonhomme- les citoyens aux opinions hétérodoxes.
Bachir Fofana, citoyen libre, responsable et surtout rigoureux, s’est prononcé sur cette scandaleuse affaire d’attribution de rutilantes voitures aux parlementaires, qui signe l’entrée fracassante de Pastef, pourtant chantre naguère d’une gestion «sobre et vertueuse» des affaires publiques, dans le triste panthéon des prébendiers de la République. Son arrestation ne nous honore pas. Il faut le libérer, et vite.
Par Baba DIENG