Les pays européens ont mis en branle une panoplie de mesures pour punir la Russie de l’agression militaire contre l’Ukraine. Mais les sanctions économiques ne sont pas encore très efficaces et pour cause ! L’Europe reste dépendante de la fourniture de gaz par la Russie et tous les experts considèrent qu’aussi longtemps que les vannes du gaz russe ne sont pas fermées, Vladimir Poutine pourra trouver des ressources pour entretenir sa guerre et pouvoir continuer à défier le monde. Seulement, la main des dirigeants européens tremble à l’idée de couper le gaz russe. En effet, plus de 45% du gaz consommé dans l’espace de l’Union européenne (Ue) et du Royaume-Uni (soit 155 milliards de m3 par an) proviennent de Russie, alors que ces pays n’arrivent pas encore à trouver des moyens de substitution. Il faut dire que les sources d’approvisionnement en gaz sont assez régulières, les contrats signés sont fixés sur plusieurs années. Du reste, l’Union européenne avait, en quelque sorte, livré sa sécurité stratégique pour ne pas dire son destin, entre les mains de sa principale rivale, la Russie, quand elle a décidé non seulement d’une politique de fermeture de centrales nucléaires notamment en Allemagne, mais aussi manqué de développer en échelles suffisantes des énergies alternatives.
Aujourd’hui, la réalité géopolitique impose une autre attitude à l’Ue, qui préconise désormais de tout mettre en œuvre pour stopper net sa dépendance au gaz russe dans le plus court terme.
L’aide intéressée de Joe Biden
Le Président américain, Joe Biden, à l’occasion de sa dernière tournée en Europe, a décidé de voler au secours de ses alliés européens pour leur livrer du gaz. Les Etats-Unis et l’Union européenne ont acté un partenariat pour accroître leurs échanges. L’objectif commun : affaiblir Vladimir Poutine. «Poutine utilise les énergies produites en Russie pour prendre en otage les pays qui l’entourent et il utilise les profits pour financer sa guerre», a déclaré Joe Biden. Pour s’approvisionner en gaz russe, les Européens payent plus de 250 millions d’euros par jour à la Russie.
D’ici la fin de l’année, les Etats-Unis s’engagent à livrer à l’Europe, 15 milliards de mètres cubes supplémentaires de gaz naturel liquéfié, ce qui correspond à 10% du gaz russe importé par les Européens. D’ici 2030, l’objectif est d’en livrer 50 milliards par an. Cependant, ce type d’énergie coûte cher. Joe Biden a tenu à préciser que les livraisons seront faites au prix du marché qui, par ailleurs, flambe et en outre, on sait qu’il faut transporter le gaz américain par bateaux puis le transformer dans les usines. Ainsi, la solution n’est valable qu’à court terme, encore que l’Europe va fermer les yeux sur les méfaits et autres dégâts environnementaux provoqués par l’exploitation du gaz de schiste américain. Qu’à cela ne tienne, l’Europe qui voudrait arrêter d’importer du gaz russe au plus tard en 2027 s’y prépare activement, comme l’Allemagne qui se met à construire à Hambourg, à la quatrième vitesse, un terminal pour méthaniers.
Les autres pays fournisseurs de gaz ont atteint leurs limites en exportation et devraient développer de nouveaux gros investissements pour pouvoir satisfaire les demandes européennes. C’est le cas des pays du Nord de l’Europe (Norvège, Danemark) et de tels projets demandent plusieurs années pour leur mise en œuvre. De son côté, l’Algérie, qui fournit 13% du gaz consommé en Europe, ne peut pas faire plus, avec des installations d’un autre âge pour ne pas dire obsolètes, et donc aux capacités non extensibles. Le Nigeria se trouve dans la même situation. Parmi ces “diverses sources” courtisées par les Occidentaux, se trouve aussi le Qatar, le deuxième exportateur mondial de gaz liquéfié (Gnl), après les Etats-Unis. Même si son pays est déjà au maximum de ses capacités de production et fournit principalement ses partenaires asiatiques dans le cadre de contrats de longue durée, l’Emir Cheikh Tamim ben Hamad al-Thani joue la prudence. Il sera difficile pour le Qatar, malgré ses énormes réserves, de combler une éventuelle fermeture de robinet russe. Doha a indiqué qu’il n’a pas de capacités de production inemployées, donc il ne peut que fournir du gaz qui aurait dû aller vers des pays asiatiques, comme l’Inde et le Bangladesh. L’Iran jouit d’importantes capacités de production et d’exportation de gaz. Il partage avec le Qatar les 9700 km² d’un immense champ gazier baptisé “South Pars” (3700 km2 dans les eaux territoriales iraniennes et le reste aux Qataris, qui l’appellent “North Dome”). Seulement, les pays européens redoutent fortement de tomber de Charybde en Scylla en réglant leur dépendance vis-à-vis de la Russie par une autre dépendance vis-à-vis de l’Iran.
La solution pour se libérer de Poutine est donc de se tourner vers de nouveaux marchés fournisseurs de gaz et parmi eux, le Sénégal semble être le mieux placé. Dans la pratique, pour développer un projet gazier, il faudrait au préalable trouver et s’assurer d’un marché.
Les énormes volumes de gaz qui vont donner au Sénégal un nouveau statut mondial
Le potentiel gazier du Sénégal est énorme. Les experts considèrent que les ressources en gaz estimées au Sénégal sont de classe mondiale. Le Sénégal est parti pour être un grand pays exportateur de gaz. Le champ de Grand Tortue-Ahmeyim (Gta), partagé entre le Sénégal et la Mauritanie, découvert en 2014, est estimé aujourd’hui contenir entre 15 et 20 Tcf de ressources gazières, soit entre 530 et 700 milliards de m3 de gaz prouvés. British Petroleum (Bp) considère que le potentiel de ce gisement de gaz naturel est beaucoup plus important. Un autre gisement Yaakar-Teranga, au large de Cayar, découvert en 2016, révèle des ressources déjà prouvées de l’ordre de 700 milliards de m3. Aux dires d’experts, le potentiel de Yaakar-Teranga serait bien plus colossal que celui de Gta. D’autres poches de gaz sont identifiées au large des côtes sénégalaises comme à Sangomar (Fatick). Des gisements de gaz on shore (sur terre) sont aussi identifiés au Sénégal comme le gisement de Ngadiaga (Thiès). La consommation totale en gaz du continent africain est de 153 milliards de m3 par an, selon la Bp Statistical Review of World Energy, publiée en juin 2021. Cela donne une bonne idée sur l’importance des réserves de gaz du Sénégal. Au demeurant, il faudra plus d’exploration et de recherche pour confirmer ou infirmer une telle évaluation. Ce qui est certain c’est que le potentiel confirmé est suffisant pour lancer un très gros projet gazier. C’est l’une des raisons-clés qui ont fait que Bp, la troisième plus grande compagnie pétrolière privée dans le monde après ExxonMobil et Royal Dutch Shell, soit entrée dans ce projet et qu’elle ait pris la direction des opérations en détenant 53% des parts contre 27% pour l’Américain Kosmos Energy.
Dans les milieux des hydrocarbures, le sentiment le mieux partagé est que le Sénégal n’a pas encore effectué assez de recherches pour découvrir tout le gaz que devrait renfermer son bassin sédimentaire. Par exemple, la compagnie italienne Eni n’a pu trouver la possibilité de lancer des recherches au Sénégal. Eni convoitait un permis de recherches dans le secteur de l’Agence de gestion et de coopération (Agc) mise en place par le Sénégal et la Guinée-Bissau pour mutualiser leur potentiel. Seulement, les activités de l’Agc se sont trouvées bloquées du fait de la volonté de la Guinée-Bissau de renégocier l’accord de coopération. L’instabilité politique en Guinée-Bissau n’a pas non plus aidé à faire avancer le dossier. En outre, la polémique née de l’octroi d’un permis pétrolier accordé à Total n’a sans doute pas manqué de pousser le gouvernement sénégalais à faire montre de plus de prudence. On peut également considérer qu’au corps défendant du gouvernement, l’option de rendre plus inclusives et transparentes les conditions d’octroi de nouveaux permis avait été en cours d’élaboration. Ainsi, Eni a été obligée de se rabattre sur la Côte d’Ivoire où elle vient de faire de belles découvertes.
Comment le Lion de la Teranga pourra-t-il supplanter l’Ours de la Taïga ?
Les premiers méthaniers de gaz extrait des gisements de Gta devront être remplis en fin 2023. Ces productions constituent la phase 1 de chacun de ces deux projets majeurs. La production de Gta sera de 2,5 millions de tonnes de gaz liquéfié et pourra être portée au double à la phase 2 et au quadruple à la phase 3 du projet. Le gaz extrait en 2023 sera destiné au marché asiatique où Bp a déjà signé des contrats de fourniture. C’est dire que d’ores et déjà, une politique agressive, menée sans complexe et même avec de l’audace à revendre, auprès des pays européens importateurs de gaz, pourrait autoriser des investissements nouveaux et colossaux pour pomper le maximum de gaz du Sénégal. Le Sénégal a l’avantage d’avoir un gaz «propre», très apprécié sur le marché et sa situation géographie le favorise au détriment des Etats-Unis d’Amérique, du Qatar ou du Mozambique. Les coûts de transport pour l’exportation par bateaux vers l’Europe seront moins onéreux, vu que les distances sont plus réduites. Aussi, le Sénégal devrait même songer à la mise en service d’un gazoduc le reliant à l’Europe. Dire que le Maroc avait déjà eu l’idée d’un pipeline qui traverserait toute l’Afrique de l’Ouest, en provenance du Nigeria afin d’acheminer du pétrole brut !
Les lacunes et autres fautes qui plombent le projet énergétique du Sénégal
On sait que le gouvernement a été pris à partie par une certaine opinion publique rétive et cela a pu avoir des conséquences négatives sur la politique d’exploitation des ressources en hydrocarbures. Depuis l’adoption du nouveau Code pétrolier en janvier 2019, aucun nouveau permis n’a été octroyé du fait du durcissement des conditions d’octroi. Cela voudrait peut-être dire que ce nouveau code appellerait à être revu ! Mais le péché de l’indécision se révèle encore plus dommageable pour ce secteur stratégique. Bp a dû accuser du retard sur ses prévisions d’exploitation du gisement de Gta à cause des conséquences de la pandémie du Covid-19. Le projet de Yaakar-Teranga reste dans ses délais, même s’il demeure que les prévisions pourraient souffrir d’une certaine indécision, qu’aucune autorité ne daigne encore signer un engagement d’acheter une partie de la production pour approvisionner le marché sénégalais en gaz. Des atermoiements et autres querelles entre acteurs publics (ministère de l’Energie, Petrosen, Senelec, Cos-Pétrogaz), quant aux lieux d’implantation des centrales électriques à gaz, ont perduré jusqu’à un nouvel arbitrage présidentiel en janvier 2022. Ainsi, a-t-on laissé le champ libre à des importations, coûteuses et parfois aléatoires, de gaz, pour alimenter les ménages. Cette situation a aussi fait que les centrales de la Senelec ou de grosses industries comme les cimenteries, ne peuvent encore profiter pleinement du gaz sénégalais, qui réduirait de 30 à 40% les coûts de production. En attendant, un bateau turc de Karpower importe du gaz naturel liquéfié qu’il regazifie et envoie aux centrales de production électrique. Cette solution qui était présentée comme transitoire et provisoire tend à devenir permanente. On ne soulignera jamais assez le côté aberrant de l’histoire, quand on sait qu’à l’issue d’un Conseil présidentiel, en août 2020, sur les hydrocarbures, le Président Macky Sall avait donné des instructions précises sur ces différentes questions. Les mêmes instructions ont été réitérées en décembre 2021, d’autant que l’impact du gaz sur différents secteurs de l’économie sénégalaise n’est plus à démontrer. En effet, les retards observés dans l’exploitation du gaz sénégalais ont plombé des projets comme l’installation d’unités pétrochimiques pour produire certains types d’engrais comme l’urée. En outre, le gaz sénégalais pourrait permettre de lancer une production énergétique pour soutenir des industries sidérurgiques et de traitement de la bauxite entre autres. De façon générale, le Sénégal paie cher ses importations énergétiques en n’utilisant pas (et on ne sait pour quelles raisons), certains instruments ou leviers commerciaux à la portée de tous les importateurs d’hydrocarbures. L’indication de recourir à la politique du «hedging» (couverture pour garantir un prix d’achat sur une période contractuelle) est systématiquement ignorée. On s’étonne alors que la subvention budgétaire au secteur de l’énergie ne cesse de grimper d’année en année !
Par Madiambal DIAGNE – mdiagne@lequotidien.sn