Ces derniers jours, M. Idrissa Seck, président d’un parti politique et candidat à la Magis­trature suprême, s’est illustré par des propos on ne peut plus graves sur le pèlerinage musulman. Je me suis mis à l’écouter, à le réécouter. Et pour ne pas tomber dans les travers d’une interprétation subjective de ses propos, je les ai transcrits tels que je les ai entendus de sa propre bouche.
«Dieu dans le Coran ne parle pas de Makka hein, il parle de Bakka. Et Bakka renvoie étymologiquement aux pleurs. Alors, pourquoi on penserait que le lieu de pèlerinage serait ici (à la Mecque) et non Jérusalem ?», dixit Idrissa Seck.
Evidemment, ces déclarations de M. Seck surprennent et blessent. Elles blessent parce qu’elles remettent en cause l’authenticité d’une pratique religieuse historique, à fort coefficient social chez nous, fondée sur les sources scripturaires de l’islam : Coran et Sunna.
Rappelons que la tarîqa Tidiane s’est propagée au Sénégal grâce à Cheikh al-Hadj Oumar al-Fûtî. Ce dernier a rencontré le khalife Muhamed al-Ghâli lors de son pèlerinage à la Mecque. Son célèbre «Wallâhu ya’çimunî min kulli muhlikatin» a été composé sur la voie de son périple pour accomplir cette obligation canonique. Son khalife, Cheikh al-Hadj Malik, s’est lui aussi rendu à ces Lieux sacrés et nous a légué les émotions de ses adieux à la Kaaba, au moment de son retour à la mère patrie.
C’est lors de son pèlerinage à la Mecque, en 1937, que l’illustre Baye Niass, Cheikh al-islam, a rencontré Abdullah Bayoro, Emir de Kano. Ce dernier, séduit par le rayonnement de Cheikh Ibrahim, lui confia sa guidance et l’invita chez lui, dans son Emirat. L’on connaît la suite de la Fayda Tijâniyya. Serigne Fallou Mbacké, khalife de Cheikh Ahmadou Bamba, s’est lui évertué, en guise de fidélité au vœu de son illustre père, à entreprendre le périple vers les Lieux Saints pour lui dédier son Hajj, car le Serviteur du messager, al-Khadîm, n’avait pas eu l’opportunité de le faire, malgré son ardent désir.
Tout ça, si l’on suit les propos de Idrissa Seck, ne serait que vanité puisque le lieu du pèlerinage ne serait pas la Mecque, mais pourrait bien être Jérusalem. Tout en lui laissant l’entière responsabilité de ses propos blessants, à la limite de l’apostasie, je ne saurais passer sous silence ses incongruités à la fois sémantiques et historiques et sa méconnaissance de l’exégèse coranique. Sur un autre plan, en ma qualité de délégué général au Pèlerinage aux Lieux Saints de l’islam, je me sens concerné au nom de toute la communauté du Hajj de notre chère patrie.
Nous allons d’abord apporter des précisions sur les deux vocables «Bakka» et «Makka» qui, aux dires de M. Seck, sont deux lieux différents, avant de relever l’erreur quant à l’étymologie. Je terminerai par démontrer, à partir du Coran, qu’il ne s’agit pas de penser que le lieu du pèlerinage c’est la Mecque. Non, ce n’est pas une opinion, c’est un fait historique, attesté par le Coran et la pratique du Messager d’Allah. Le lieu du pèlerinage c’est bel et bien là-bas, Makka, et nulle part ailleurs.
A propos de Bakka
et Makka
«La première Maison qui ait été édifiée pour les gens, c’est bien celle de Bakka, bénie et une bonne direction pour l’univers.» Ali ‘Imrân, 96.
Tous les exégètes s’accordent sur le fait que Bakka, c’est bien Makka. Et là, il ne s’agit pas d’interprétation, mais c’est le même texte coranique, qui cite Bakka, qui donne les indications. Au verset 97 de la même sourate : «Là sont des signes évidents, parmi lesquels l’endroit où Abraham s’est tenu debout.»
Il est clair dans ce passage coranique que là, c’est-à-dire Bakka, c’est bien la Mecque, car le signe évoqué, Maqâmu Ibrâhim, l’endroit où Abraham s’est tenu debout, n’existe qu’à la Mecque.
Par ailleurs, cette Maison (bayt) dont parle le verset 96 est précisée dans d’autres versets qui montrent, sans équivoque, qu’il s’git de la Kaaba et rien que la Kaaba. Or, l’on ne peut situer la Kaaba qu’à la Mecque. Au verset 126 de la sourate La Vache, on lit : «{Et rappelle-toi}, quand nous fîmes de la Maison (al-Bayt) un lieu de visite et un asile pour les gens- adoptez donc pour lieu de prière, ce lieu où Abraham se tint debout (Maqâm Ibrâhîm)- Et Nous confiâmes à Abraham et à Ismaël ceci : ‘’Purifiez ma Maison (baytiya) pour ceux qui tournent autour, y font retraite pieuse, s’y inclinent et s’y prosternent’’.»
Encore une fois, le Coran donne des indications très claires en parlant de Maqâm Ibrâhîm sur le site de la Maison (Kaaba) et décrit le rite de la circumambulation (Tawâf). Or, ce rite de Tawâf n’est pas exercé sur le mur des lamentations, mais bien à la Kaaba, à Bakka, devenue Makka.
Nous aurions pu encore continuer à citer les versets qui parlent de la Kaaba, la Maison, le premier temple dédié à Allah et situé à Bakka/Makka. Le Coran l’évoque dans 11 passages distribués dans 6 sourates, mais cela suffit à mon avis pour qui veut être édifié.
L’erreur
étymologique
Contrairement à ce qui est dit, Bakka ne renvoie pas aux pleurs sur le plan étymologique. Il y a une confusion faite entre Bakâ (pleurer) et Bakka (qui est un site). Les exégètes, comme al-Qurtubî, disent que Bakka désigne le site même où est bâti le Temple, alors que Makka désigne la ville tout entière. C’est la thèse défendue par Mâlik ibn Anas, le célèbre maître de Médine qui est la référence dans une grande partie du monde islamique. Pour les linguistes, il s’agit d’une substitution entre deux phonèmes labiaux : B et M. Ce qui fait que Bakka est devenue Makka.
Pour ce qui est de l’étymologie, plusieurs thèses sont exposées. Aucune ne fait référence au verbe pleurer ni à aucune de ses dérivations. Certains font dériver Bakka de «al-Bakk» qui signifie, la foule, le surpeuplement. Ils font dériver l’appellation Bakka de ce radical du fait de la bousculade de la foule au moment du Tawâf. D’autres prennent le sens de déchirer ou de casser, dominer, car toute personne qui y est auteur de turpitude ou de crime est punie. Il y a d’autres significations qui sont exposées çà et là, mais aucune ne fait référence à Bakâ (pleurer).
Le pèlerinage, c’est bien à la Mecque
Si le pèlerinage dont parle M. Seck est bien al-Hajj, cinquième pilier de l’islam, alors c’est bien à la Mecque et non à Jérusalem. Il est un ensemble de rites évoqués par le Coran à travers divers sourates et versets. Que cela soit le Tawâf, le va-et-vient entre Çafâ et Marwa, la station de ‘Arafât, la lapidation (Jamra), tout cela, cité dans le Coran, se situe à la Mecque et non à Jérusalem.
Le même verset qui énonce le mot Bakka est suivi immédiatement d’indicateurs suffisamment clairs pour qui veut se rendre à l’évidence. Non seulement Maqâm Ibrâhîm est évoqué, mais ce passage mentionne le pèlerinage nommément : «Et c’est un devoir envers Allah pour les gens qui ont les moyens d’aller faire le pèlerinage dans la Maison / Wa lillâhi ‘ala-n-Nâsi hijjul bayt man istatâ’a ilayhi sabîlan.»
Le pèlerinage est un ensemble de rites qui se font dans la même cité, Makka. Or, ces rites sont tous cités par le Coran qui les situe dans cette même ville sans équivoque aucune. La circumambulation, le Tawâf, est déjà citée supra avec le verset 126 de la sourate La Vache, Maqâm Ibrâhîm aussi.
Quant à as-Çafâ et al-Marwa qui sont aussi dans le périmètre du site de la Kaaba, le Coran en parle ici, au verset 158 de la sourate La Vache : «As-Safa et Al-Marwa sont vraiment parmi les lieux sacrés d’Allah. Donc, quiconque fait pèlerinage à la Maison ou fait la Umra ne commet pas de péché en faisant le va-et-vient entre ces deux monts. Et quiconque fait de son propre gré une bonne œuvre, alors Allah est reconnaissant, omniscient». Ici, le Coran dit clairement que le va-et-vient entre Çafâ et Marwa est un rite du pèlerinage et de la Umra.
Ce pèlerinage est un appel fait aux croyants pour qu’ils viennent à la Maison (Kaaba) faire le Tawâf et accomplir les rites cités par le Livre. Dans la sourate al-Hajj, du verset 26 au verset 33, tous les passages figurent le pèlerinage à la Mecque, auprès de l’antique maison, al-Bayt al-‘Atîq. Enfin, toujours dans la sourate La Vache, verset 200, Allah cite ‘Arafât et le Mash’ar al-Harâm (Muzdalifa) : «Puis quand vous déferlez depuis ‘Arafât, invoquez Allah, à al-Mash’ar al-Harâm (Muzda­lifa)…». Par ailleurs, le pèlerinage n’est pas né de l’imagination des musulmans. Nous ne nous imaginons pas que ce doit être à Makka au lieu de Jérusalem. Nous savons que c’est là-bas et nulle part ailleurs.
Pour conclure
Etre musulman haqqan, c’est croire au Livre, à tout le Livre pour ne pas être dans le lot de ceux dont parle le Coran en ces termes : «Croyez-vous donc en une partie du Livre et rejetez-vous le reste ? Ceux d’entre vous qui agissent de la sorte ne méritent que l’ignominie dans cette vie…». La Vache, verset 85. Etre musulman haqqan, c’est croire à ce que le Messager d’Allah, et non le Bédouin, a enseigné en paroles, en actes et en approbation. Le Coran nous dit : «Ô vous qui croyez, obéissez à Allah et à son messager et ne vous détournez pas de lui quand vous l’entendez (parler) ! Et ne soyez pas comme ceux qui disent nous avons entendu, alors qu’ils n’entendent pas», (Le Butin, versets 20-21). Ailleurs, il conditionne l’amour d’Allah à l’obéissance au messager d’Allah. Verset 31 et 32 Sourate Ali ‘Imran. C’est lui-même le Messager d’Allah qui a effectué le pèlerinage d’adieu et qui a dit à toute la Ummah de pratiquer le rite comme il l’a lui-même fait : «Khuzû ‘annî manâsikakum.»
Par conséquent, dire que le lieu du pèlerinage ne serait pas le site sur lequel l’a accompli le Messager d’Allah, où il a défini le modèle, relève du révisionnisme, pour ne pas dire autre chose.
Abdoul Azize KEBE
Dr d’Etat, spécialité Civilisations musulmanes
Délégué général au Pèlerinage aux Lieux saints de l’Islam