En 2013, les 500 ans du Prince de Machiavel ont été fêtés, mais cet anniversaire n’avait pas pour autant occulté l’idée que le spectre du penseur Florentin rôdait encore dans l’espace du politique. Terrible constat, si l’on se réfère à ce que, dans le langage courant, le nom dérivé du nom de l’auteur de la renaissance italienne désigne. «Machiavélique» pour dire d’un comportement cynique, amoral et brutal ; ce qui, en définitive, conduit à penser la toute-puissance accordée aux «princes», à ces hommes d’Etat détenteurs de l’autorité, et qui peuvent à tout moment et à leur guise opérer une justification brutale et tout aussi immorale de cette froide Raison d’Etat qu’ils invoquent assez souvent comme plan B, pour se maintenir au pouvoir par des moyens illégaux.
Indépendamment de cette sorte de “fascination“ que suscite la lecture de l’œuvre majeure du Florentin, dont la plus connue est incontestablement Le Prince, et si nous méditions sérieusement sur son apport à la compréhension du phénomène politique ? Aussi, découvririons-nous une toute autre lecture de l’œuvre du Florentin ; de la sorte de fine lecture que Rousseau, auteur du Contrat social a eue du Prince, celle-là qui a conduit le penseur genevois à s’exclamer ainsi (après avoir lu le Prince) : «Le Prince de Machiavel est le livre des Républicains.» Belle formule de Rousseau qui invite à percer derrière l’œuvre, le secret qui fournit les clés fondamentales pour comprendre la logique du pouvoir, pour détenir les armes nécessaires à la conquête ou à la reconquête de sa liberté contre l’arbitraire de nos dirigeants. Et c’est à ce niveau que nous pouvons lire la postérité de Machiavel.
En effet, jamais actualité politique n’a d’aussi près agité le spectre de Machiavel que ce qui se passe de nos jours, avec la révolte des peuples indignés face aux agissements de certains princes, et qui osent défier leur pouvoir.
Et l’actualité en Algérie nous le montre, avec un Peuple qui, confondu à une «génération Facebook», dit non aux autorités et salue sa soif de vie par le rejet d’un mandat de trop, qui plus est, incarné par un prince affaibli et qui n’accepte pas la transition.
Aujourd’hui, c’est le Peuple algérien qui apporte sa réplique à un régime qui a pourtant toujours su gagner dans les dures batailles : il a su vaincre dans le sang les révoltes en Kabylie, et par une sale guerre, il a humilié les islamistes par la corruption, la terreur et l’usure du temps. L’usure du temps pour évoquer ce besoin d’arrêter le temps, en ne concevant plus une autre révolution, après celle qui mena à la guerre de libération. Comme l’évoque si bien la situation physique de Bouteflika, rien ne doit bouger ! Mais, c’était sans compter avec la détermination du Peuple qui, à bien des égards, semble avoir intégré la leçon princière qui stipule qu’il faille «se saisir de l’occasion» pour triompher parfois.
L’«occasion» a été pour les jeunes manifestants algériens Internet, plus spécialement Instagram, qui leur a permis de s’organiser pacifiquement, par le refus du «cadavre». Tout un mouvement social qui valorise la figure du «citoyen nouveau», celui qui a compris que les révoltes du passé permettent de penser les révolutions à venir. Et c’est là la belle leçon de politique que Machiavel nous enseigne. Que l’histoire doit servir de clé de lecture pour l’avenir. Que les révolutions, loin de relever de l’anarchisme, doivent consacrer l’aspiration légitime à la liberté, avec un Prince soucieux de l’intérêt général. Les Discours sur la première décade de Tite Live illustrent bien à cet effet la nécessité d’opérer une révolution parfois, en vue de recouvrir sa liberté. En effet, la révolte des Ciompi (figurés par la plèbe qui comprend les travailleurs faiblement rétribués) face aux maîtres (leurs patrons), en dessinant un rapport entre gouvernants et gouvernés, instruisait déjà sur les enjeux de toute révolution sociale. Et cette révolte qui sonne comme un cri de guerre dans les Discours sur la première décade de Tite Live de Machiavel n’est pas sans nous faire curieusement penser aux gilets jaunes en France ou à la révolution que connaît l’Algérie de nos jours, avec la configuration d’humeurs antagoniques : celle du Peuple opprimé, et celle de Grands (qui symbolisent la domination du pouvoir). Et la leçon que nous pouvons en tirer et que ne doivent pas perdre de vue les hommes politiques, est bien celle que Machiavel évoque en ces termes : «Tous les maux qui naissent dans les cités doivent leur origine aux inimitiés violentes et naturelles qui opposent la noblesse et le Peuple, car l’une veut commander et l’autre refuse d’obéir.» Au regard de notre brûlante actualité, force nous est ainsi de reconnaître que le penseur florentin rôde toujours en spectre dans nos espaces. A nous de le relire afin de mieux le re-penser !