Les braises de la Tamxarit

Dans le calendrier musulman, Achoura correspond au 10e jour du mois de Muharram, considéré comme une date majeure dans l’année islamique. C’est une journée de grande signification spirituelle, marquée par le jeûne, la prière et la mémoire. Pour les musulman·e·s sunnites, elle rappelle la délivrance du peuple de Moïse, sauvé des eaux par Dieu, un acte de gratitude célébré par le jeûne. Dans certaines traditions chiites, elle commémore aussi le martyre de l’imam Hussein, petit-fils du prophète Mohammed (Psl), lors de la bataille de Karbala. Ainsi, Achoura revêt à la fois une portée historique, spirituelle et symbolique. Mais au Sénégal, nous avons culturellement une manière bien à nous de célébrer cette nuit, avec un nom, des pratiques et une ambiance qui lui sont propres.
C’est ainsi qu’est née la Tamxarite, fruit d’une appropriation culturelle unique qui combine les pratiques religieuses d’Achoura comme le jeûne, les prières et les wirds avec des formes d’expression populaires : chants, danses, déguisements et quêtes nocturnes des enfants. Le Tajabone, cœur festif de la Tamxarite, s’est imposé comme un théâtre de rue spontané, où les enfants, et parfois même des grandes personnes, souvent déguisé·e·s en figures parodiques, déambulaient dans les quartiers avec des pas de danse, des chants et une ambiance qui faisait penser à un carnaval, pour récolter de la nourriture ou de l’argent.
Mais depuis plusieurs années, la fête n’est plus ce qu’elle était. En faisant cette remarque, je me suis d’abord dit que c’était peut-être moi qui avais grandi. Mais non, tout a changé. Je me souviens d’un temps où, plusieurs semaines avant le jour J, l’effervescence montait lentement dans le quartier. On connaissait la date de la fête, on la guettait même. Partout au marché, le mil occupait le devant des étals, et les machines ronronnaient sans répit, entourées de longues files d’attente. C’était le signe que la Tamxarite approchait.
Quelques jours avant, les jeunes s’activaient à fabriquer leurs tam-tams avec les moyens du bord : des boîtes de tomate vides et de la peau du mouton de Tabaski soigneusement conservée, des ficelles, beaucoup d’astuces et de débrouillardise.
Pendant ce temps, les filles s’initiaient aux secrets du couscous auprès de leurs mères ou de leurs grands-mères. Pétrir le mil, tamiser la semoule, gérer les cuissons, tout cela relevait d’un savoir-faire transmis avec patience, dans une atmosphère de complicité et de transmission intergénérationnelle. Ce n’était pas qu’une préparation culinaire : c’était une œuvre collective, un art du soin et de la mémoire. L’anticipation portait en elle une joie discrète, une promesse de partage et de célébration.
Et il y avait aussi le «tong tong» : les vieux du quartier se cotisaient pour acheter un bœuf, qu’ils partageaient ensuite, dans une chaîne de solidarité qui me rappelait étrangement la scène du partage dans «L’os de Mor Lam». Cette pratique collective donnait un sens fort à la fête, un goût de lien et de partage inscrit dans nos gestes.
Et puis vient ce moment délicat : amadouer les grands frères pour qu’ils acceptent de prêter leurs habits, ou négocier un échange avec les copines. Car pour une nuit, les codes s’inversaient. Les filles se transformaient en garçons, les garçons en filles. Bonnets, moustaches, vestes trop grandes, pantalons serrés -tout était permis. Et pour nous, les filles, c’était bien plus qu’un jeu : c’était une brèche dans l’ordre patriarcal. Le temps d’une soirée, nous échappions aux regards contrôlants, aux règles vestimentaires contraignantes, à l’assignation silencieuse. Nous goûtions à une forme de liberté masculine : celle de porter des vêtements confortables, de courir dans les rues sans justification, de faire du bruit, d’exister pleinement dans l’espace public. Et cette transgression joyeuse révélait à quel point, le reste de l’année, cet espace ne nous était jamais vraiment destiné.
A partir de 17h, les premiers effluves du couscous se répandaient dans les rues. Il y avait des allers-retours entre les maisons, chacun portait un plat, une calebasse, une assiette, pour le voisin ou la tante d’à côté. Même nos voisins chrétiens recevaient leur part. L’odeur chaude et enveloppante du thiéré flottait dans l’air, comme un parfum de mémoire.
On nous racontait que les anges, les malaika, descendaient ce soir-là pour dresser la liste des personnes qui allaient mourir dans l’année. Et pour ne pas être reconnues, il fallait se déguiser. Voilà pourquoi, nous disait-on, il fallait brouiller les pistes : changer d’apparence, de voix, de silhouette. Il fallait aussi manger à sa faim, sinon il faudrait attendre l’année suivante pour espérer se rassasier.
Le lendemain, au petit matin, il fallait se lever très tôt, mettre du «tousnguel» autour des yeux, et guetter la lune. On disait que si on était chanceuse, on verrait la fille du Prophète (Psl) étendre son linge au clair de lune. Je ne sais combien de fois je me suis levée pour scruter le ciel. Je ne l’ai jamais vue. Mais je continue à aimer cette histoire, comme une porte ouverte sur l’imaginaire. Et il y avait aussi cette autre interdiction : ne pas laver les bols le soir. Car nos défunts venaient cette nuit-là manger les restes. Il fallait tout laisser, en signe d’hospitalité silencieuse. On nous donnait aussi de l’eau bénite préparée par l’imam du quartier, que l’on buvait pour se protéger du mauvais œil et éloigner les énergies néfastes. Cette atmosphère s’est effacée peu à peu. La Tamxarite, et en particulier la soirée du Tajabone, n’est plus ce qu’elle était.
Durant ces dernières années, je m’installais simplement devant la maison, observant ce qu’il restait de l’ambiance. Quelques groupes de jeunes passaient encore avec leur musique, mais la ferveur, l’énergie, les cortèges joyeux s’étaient estompés. La partie culturelle et traditionnelle s’efface progressivement. La fête devient morose, vidée de sa spontanéité. Les jeunes ne sortent plus comme avant, découragé·e·s par l’insécurité croissante dans les quartiers. On ne voit presque plus personne oser se déguiser en genre opposé, comme le voulait la tradition. Tout semble désormais se dérouler devant les écrans, où quelques humoristes s’approprient le Tajabone, souvent réduit à une caricature. L’esprit populaire et libre de la fête s’étiole, remplacé par une consommation passive de contenus.
Et samedi soir, en observant ce qui restait de cette tradition, j’ai ressenti une immense tristesse. Un pincement au cœur de ne pas pouvoir transmettre ce que nous avions vécu. Mes neveux et nièces voulaient eux aussi sortir, taper sur les casseroles, rire, chanter, mais il y avait trop d’interdits. Trop d’obstacles. L’insécurité, la peur du jugement, le manque d’espace public sûr, et surtout, l’oubli progressif de nos traditions.
Chaque année, un peu plus, nous perdons une partie de ce patrimoine vivant. La Tamxarite, dans sa spécificité sénégalaise, risque de devenir un souvenir flou, une archive sans incarnation.
Et c’est profondément regrettable. Car ce que nous perdons, ce sont nos récits, nos solidarités, nos imaginaires communs. Ce sont des ponts entre les générations, entre les croyances, entre les quartiers.
Alors que reste-t-il de nos fêtes, si ce n’est la mémoire vive de ce qu’elles nous ont permis d’être : ensemble, joyeuses, déguisées, libres ? Il est temps de raviver ces braises, de réinventer sans trahir, pour que la Tamxarite reste une fête vibrante, et non un simple souvenir éteint.
J’aurais tant aimé croire que cet effacement n’était qu’une affaire d’âge. Me dire que si je ne ressens plus la magie, c’est simplement parce que j’ai grandi. Mais non. Ce que je perçois, c’est un effritement réel, une tradition qui s’affaiblit sans relais. Et cela me peine. J’aurais voulu voir mes petites sœurs, mes nièces et mes neveux revivre cette joie, se déguiser, courir, rire, revenir les bras chargés de cadeaux. J’aurais voulu être cette adulte qui veille, qui conseille, qui aide à répartir les restes le lendemain, comme le faisaient nos grandes, nos mères, nos tantes, nos grand-mères.
Le fait de ne pas pouvoir jouer ce rôle me laisse un goût d’inachevé. Car ne pas transmettre, c’est aussi perdre un fil de soi, un fragment de sa lignée, une mémoire collective qu’on ne parvient pas à léguer. Et cela, oui, me serre profondément le cœur.
Par Fatou Warkha SAMBE