Je viens de lire Faux rebelles. Les dérives du politiquement correct (Poètes de brousse, 2022), de Philippe Bernier Arcand. L’auteur se saisit d’un phénomène crucial dans nos démocraties lié au fait que la croisade contre le «politiquement correct» a libéré la parole raciste, sexiste et xénophobe. Sous prétexte qu’il y a une gauche dont les idées règnent sur les médias et les espaces publics au sein des démocraties libérales, les acteurs du courant conservateur voire réactionnaire développent un discours et une posture tendant à se poser en rebelles face à un supposé ordre répressif progressiste.

L’auteur souligne avec des détails précis, qui nous promènent du Québec aux Etats-Unis en passant par la France et le Royaume-Uni, que l’esprit de révolte qui jadis soufflait dans les milieux d’extrême-gauche, voire de la gauche libertaire, est désormais passé à l’extrême-droite par un curieux renversement discursif. Un processus s’est effectué dans le temps au moyen d’un long et patient travail de déconstruction, pour changer le Zeitgeist dominant.
Au motif d’aller à l’assaut du «politiquement correct», le fameux «on ne peut plus rien dire», ceux que Philippe Bernier Arcand appelle les «nouveaux rebelles», journalistes, politiques, chroniqueurs médias, activistes, etc. ont libéré la parole haineuse qui désormais passe quasiment sans filtre sur les ondes de radios, les plateaux télé et les sites internet.

Après avoir rappelé qu’historiquement la rébellion signifiait l’opposition à la tyrannie et la résistance à l’oppression, l’auteur montre comment le courant populiste de droite a subtilisé le mot pour le mettre au service de son combat idéologique dont l’essence est contraire aux luttes progressistes. On était rebelle pour avoir plus de libertés, désormais on est aussi rebelle pour priver de liberté des pans entiers de la société tout en se disant victime de la censure d’une idéologie dominante dite de gauche voire gauchiste.

L’essai décortique le phénomène dans des sociétés occidentales ; le même phénomène est visible dans une démocratie comme le Sénégal où, face à des élites jugées libertaires et mondialisées, être rebelle signifie aller à contre-courant et être par exemple antiféministe, climatosceptique, opposé à la laïcité et demander plus d’ordre, de virilité et de discipline au sein de la société.
Ce mouvement de contre-culture est bruyant et envahit désormais la rue comme ce fut le cas lors de manifestations anti-vaccins durant la pandémie du Covid-19, qui utilisaient l’imaginaire d’une contestation du Peuple contre une conspiration mondiale aux visées eugénistes. Auparavant l’imaginaire de la manifestation, de l’affrontement dans la rue était accolé à la gauche et aux progressistes pour davantage de droits et de libertés. Désormais à l’autre bout du spectre politique, on envahit également la rue en usant des codes du courant progressiste, mais avec une plateforme revendicative très conservatrice.
Philippe Bernier Arcand cite le mouvement des Gilets jaunes et de la Manif’ pour tous en France, les manifestations à Charlottesville pour le maintien de la statue de Robert Lee, les revendications contre l’immigration organisées au Québec par des groupuscules d’extrême-droite comme La Meute…

Je pourrais également citer dans cette sinistre série les rassemblements au Sénégal du groupe And Samm Jikko yi (Ensemble préservons nos valeurs), contre l’homosexualité, la laïcité et la venue de la chanteuse Rihanna à Dakar, accusée de rouler pour…les Illuminati. Les mêmes ont saccagé des œuvres de la Biennale 2014 jugées contraires aux bonnes mœurs.

Ces mouvements ont désormais des figures mondiales qui les incarnent. Celles-ci offrent un aboutissement politique et institutionnel à des revendications issues de la rue et relayées par les médias. Avec l’émergence de discours et de leaders comme Trump, Salvini, Bolsonaro, Orban, etc., la résurgence autoritaire autour de chefs populistes dit quelque chose de la crise de la pensée progressiste. S’opère aussi une revanche de ceux qui s’appellent le «monde ordinaire», les «vraies gens», la «majorité silencieuse», la «majorité opprimée». Celles et ceux qui se disent «oubliés», «ignorés», «humiliés» par les élites progressistes qui ont refusé de défendre la Nation pour s’accommoder des minorités ethniques et culturelles, de la migration, du multi­culturalisme, du sans-frontiérisme…

Pourquoi cet affolement et cette volonté de se chercher des repères en vue d’un retour au passé ? Leur monde s’effondre. Les progrès scientifiques et techniques, la dilution des identités dans ce que Senghor appelait le métissage, la notion d’identité de genre, le transhumanisme sont des réalités qui génèrent une angoisse identitaire ainsi que ce que Laurent Bouvet appelait une insécurité culturelle, afin de justifier un réflexe de défense et de rejet de ce qui ressemble au progrès, ce qui sacralise l’altérité, et s’ouvre à un ailleurs plus large que le strict confort de la Nation.

Il se développe aussi un sentiment de nostalgie, un rêve d’un retour à un âge d’or, un paradis perdu et un fantasme du retour en arrière quand «c’était mieux avant». Sont voués ainsi aux gémonies la gauche culturelle et intellectuelle, et tout ce qui se réfère à des périodes de ferveur progressiste comme Mai 68 en France, les radical sixties aux Etats-Unis, la Révolution tranquille au Québec.
Si des excès du progressisme existent et Philippe Bernier Arcand en donne des exemples précis, il n’en demeure pas moins que les «faux rebelles» sont plutôt mus par le renversement d’un ordre du progrès pour, de manière lente et patiente, orienter le débat sur des sujets racistes, xénophobes, sexistes… L’ennemi de ces gens en vérité est le progressisme, notamment post soixante-huitard, ainsi que les courants antiracistes, écolos et féministes, qui représentent pour eux l’idéologie dominante à combattre, d’abord en la décrédibilisant et en l’accablant de noms comme le nouveau conformisme, le parti de la censure…

Les «faux rebelles» présentent des sujets comme tabou alors qu’ils sont omniprésents dans le débat public. Des chroniqueurs d’une chaîne de télévision en France étrillent au quotidien les musulmans, les féministes, les Noirs, les Arabes mais se plaignent de ne plus pouvoir rien dire du fait de la censure de «l’idéologie dominante» progressiste. Philippe Bernier Arcand rappelle à juste titre qu’ils dénoncent même une sorte de maccarthysme de gauche, qui empêche tout débat gênant et tournent en dérision toute contre-attaque en la qua­lifiant de «wokiste» ou d’«islamo-gau­chiste».

Les «faux rebelles», fidèles à la tradition de la «Nouvelle Droite» de Alain de Benoist, qui utilisait des outils gramsciens pour nourrir ses lubies racistes, se saisissent des concepts de guerre de mouvement et guerre de position pour opérer une colonisation culturelle de la société à travers la presse, l’école, les arts…

Ainsi la droite s’associe désormais à la laïcité, à la liberté d’expression face à la présumée tyrannie répressive de la gauche. Ils convoquent le mot démocratie pour s’en prendre aux institutions démocratiques comme le font au Sénégal le leader populiste Ousmane Sonko et ses partisans.

Ils essaient de se saisir de la laïcité pour s’en prendre aux religions liées aux minorités culturelles, en l’occurrence l’islam.

Même quand on les accuse de racisme, ils renversent l’accusation et reprochent aux progressistes de faire revenir le mot race dans le débat public, de tenter d’américaniser la société et de stigmatiser les Blancs que plus personne n’ose défendre.

Cet essai m’a fait penser au Sénégal qui traverse une crise dont je vois les similitudes avec les exemples de l’auteur, notamment sur le terme «bien-pensance», qui devient un renversement et un reproche fait à la gauche culturelle et intellectuelle. On la qualifie de donneuse de leçons, d’être moralisatrice et conformiste, qui voit partout du racisme, du sexisme et de la xénophobie et qui stigmatise par sa posture les vrais rebelles qui  eux osent dire les choses.

Dans le travail partout de libération de la parole haineuse, l’auteur pointe le rôle des médias, les «Radio poubelles» qui jouent à la subversion face à l’adversaire progressiste, sont en quête de buzz permanent et structurent un discours de haine et de rejet de l’autre, dans l’indifférence éloquente des intellectuels.
Il faut que partout les progressistes agissent et reprennent la bataille culturelle car, comme le dit Philippe Bernier Arcand, «le politiquement correct ne doit pas conduire au politiquement abject».

Je suis attentivement depuis une dizaine d’années le travail de Philippe Bernier Arcand, qui est aussi mon condisciple à l’Ena. Intellectuel à la culture dense, politiste et enseignant, Philippe est l’auteur de plusieurs ouvrages. Il est également un chroniqueur prolifique de la société canadienne et du monde occidental. Ses travaux sur la démocratie québécoise sont déterminants dans ma compréhension des mœurs politiques de cette Nation.
Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn