J’ai toujours eu une grande admiration pour les écrivains. Pour moi, ils créent cet univers merveilleux, et parallèle, sans lequel notre monde est incomplet, voire inimaginable. L’écriture -l’art- est une manière de participer à l’entreprise de perfection de notre monde, qui est une utopie. Mais sans celle-ci, il n’y a rien. On écrit parce qu’il y a des imaginaires calfeutrés que nous voulons rouvrir ; un temps qui refuse de s’élancer et qui étouffe ; un monde qui se déshumanise de plus en plus car ayant atteint son «seuil d’incompétence morale». La littérature est, écrit le romancier Mohamed Mbougar Sarr, le «pays rêvé» où les possibles foisonnent.

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Mon ami Louis Camara est un grand écrivain sénégalais. Il n’est peut-être pas le plus célèbre, mais son œuvre reste dense et profondément enchâssée dans les cultures et mythologies africaines. Poète et conteur, passionné par Saint-Louis et sa culture, il est le lauréat du Grand prix du président de la République en 1996 pour le Choix de l’Ori. Il a, entre autres, remporté le prix de la meilleure nouvelle de la Fondation Léopold Sédar Senghor. Elevé au rang de Chevalier des palmes académiques de la République française, ce professeur de Lettres à la retraite consacre à présent l’essentiel de son temps à la littérature.

La dernière fois que j’ai rencontré Louis Camara, c’était à la médiathèque Alioune Diop de l’Institut français du Sénégal à Saint-Louis. C’était notre endroit préféré. Nous y allions pour lire, parler de littérature, de politique, du monde… Derrière les livres -qui représentent les ultimes remparts contre l’avancée meurtrière de la culture de l’inculture dans notre société-, nous étions comme dans un repaire. Sa vaste culture historique et littéraire m’a toujours fasciné. En 2024, durant presque tout le mois de novembre, nous discutions du prix Goncourt. Il était certain que l’un de ses écrivains préférés, Kamel Daoud, allait l’emporter. Son amour pour l’ancien chroniqueur au Quotidien d’Oran le trahissait toujours. Pour lui, l’auteur de Meursault, contre-enquête (un best-seller qui a signé la naissance d’un petit monstre sacré de la littérature) symbolise l’âme véritable d’un écrivain, qui a un devoir de détachement et de radicalité vis-à-vis de sa société. Il me parlait surtout de ses lectures, des livres qui ont marqué sa vie et façonné sa carrière littéraire. Je lui dois ma lecture très heureuse de l’œuvre inclassable de Amadou Hampâté Bâ.

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Il me parlait de sa passion pour Saint-Louis -cette ville dont la mémoire coloniale hante et enchante est au centre de son écriture. La régression exponentielle de la culture, symbolisée par la raréfaction des bibliothèques et des espaces de pensée, l’inquiétait au plus haut point. Mais il avait toujours cet optimisme, peut-être naïf, qui lui faisait dire que la culture est un substrat de la ville. Et que celle-ci ne peut pas être imaginée sans les apports féconds et salvateurs des œuvres de l’esprit.

Nos discussions portaient aussi sur la politique. Louis Camara est un passionné de politique. Il a cette capacité incroyable de flairer les événements politiques et la nature des charognards qui nous gouvernent. J’avoue que j’ai toujours eu des désaccords avec lui. Par moments, ses arguments me paraissaient radicaux, dénués du sens de la nuance et de la prudence. Mais, dans le long terme, l’Histoire lui a toujours donné raison. A l’approche de la dernière Présidentielle, il m’avait assuré, avec aplomb, que Pastef allait gagner l’élection. Grand lecteur de Antonio Gramsci, son argument, laconique, était ceci : ce parti a gagné la bataille culturelle ; leurs opposants ont décidé, peut-être inconsciemment, de les rejoindre dans leur monde, dans leur langage et, par conséquent, dans leur régime de vérités. Les dés étaient donc jetés. La machine était devenue inébranlable. Ce parti dont il s’est toujours méfié, a non seulement réussi la prouesse de s’immiscer dans notre démocratie -ce qui constitue, à cause de la lâcheté des irresponsables de l’engeance politique qui ont bien voulu pactiser avec eux, une des plus grandes défaites de notre vieille démocratie-, mais aussi d’en hériter les rênes…

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Nous quittions toujours les lieux en discutant. A cette heure où le vrombissement des voitures devenait suffocant, où la ville commençait à exhiber allègrement ses premières lumières, nous faisions le pied de grue devant une autre librairie pour attendre son éditeur, un Français au verbe lent et élégant, qui a édité plusieurs des livres des écrivains de la ville. De l’autre côté de la rue où les artistes exposaient leurs œuvres avec enthousiasme, provenaient des éclats de rire et des chamailleries qui décoraient l’atmosphère. Nous traversions cette bâtisse à la blancheur du cygne, qui longe une bonne partie de la route, pour nous quitter dans une très bonne ambiance.

Le Festival de Jazz de cette année dont il est un grand amateur et un acteur infatigable, est venu me rappeler à quel point mon ami me manque. Pour l’instant, je me souviens de ces lignes qu’il avait écrites à mon endroit et qui ouvrent Au milieu des dunes – son dernier roman : «Pour mon neveu et ami Baba Dieng. Avec toute mon amitié. Bon vent sur les chemins escarpés mais fleuris de la littérature !»

Par Baba DIENG