Micro’Ouvert – Mathurin Hardel, Cyrille Le Bihan et Alun Be, architectes «Ce projet est un levier de démocratisation de l’utilisation des matériaux naturels»
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Ils ont été à l’origine de la réalisation des nouveaux pavillons de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Les architectes Mathurin Hardel et Cyrille Le Bihan, du cabinet Hardel Le Bihan, et Alun Be ont voulu ainsi préserver l’un des derniers poumons verts de Dakar, mais aussi faire découvrir aux jeunes étudiants les avantages des modes constructifs durables. Moins de béton, plus de verdure. Les nouveaux pavil-lons de l’Ucad dont vous êtes l’architecte, révolutionnent carrément l’espace de vie des étudiants. Quel message voulez-vous transmettre à travers ces choix ?
Hardel Le Bihan : Le campus de l’Ucad est le dernier poumon vert de la ville. Cela nous a frappés dès la première visite. Nous avons donc formé d’emblée une équipe avec un partenaire de longue date, le paysagiste Philippe Niez Studio (qui a notamment transformé la décharge d’Akouédo en Côte d’Ivoire en grand parc national), qui connaît parfaitement les essences végétales locales et les enjeux écologiques liés à la bonne absorption de l’eau pendant l’hivernage. Ensemble, nous avons milité pour un projet symbiotique entre nature et architecture, conservant les grands arbres (manguiers, fromagers et baobabs), végétalisant les franges des bâtiments et intégrant entre les ailes bâties des «jardins de pluie» permettant une infiltration directe dans le sol et, au quotidien, d’agir comme un îlot de fraîcheur pour le confort des étudiants. Cette fraîcheur que l’on ressent, même en plein zénith, quand on déambule sur les coursives et entre les bâtiments, est certainement la dimension la plus révolutionnaire des résidences qui apportent un réel confort d’usage aux jeunes.
Ne pensez-vous pas qu’il faudrait changer l’identité architecturale de nos universités et bâtiments publics ?
Hardel Le Bihan : Nous ne pouvons pas concevoir de travailler à l’international dans une logique «d’architecture d’importation». C’est pourquoi nous n’avons pas cherché un simple architecte local, mais un partenaire capable de garantir la justesse de l’identité culturelle du lieu. La collaboration avec Alioune Ba (agence d’architecture Alun Be) a donc été envisagée dès le début. Conseiller intégré à la maîtrise d’œuvre, Alioune, à la fois architecte et artiste, a veillé à ce que l’Adn africain du projet, valeur qui nous est chère, dépasse la théorie et soit profondément ancré dans les modes de vie des habitants de cette partie du monde. C’est pourquoi le design des moucharabiehs a été un vrai travail à quatre mains.
Alun Be : Nous avons saisi l’architecture comme une opportunité de révéler à grande échelle le savoir-vivre si riche des habitants de la sous-région. Sur la base des trois formes simples du cercle, du triangle et du carré, les motifs forment une gamme harmonieuse qui peut largement se décliner et se moduler. Ils sont agencés pour éviter toute monotonie dans les longues façades et apportent une vibration dansante qui prend le dessus, visuellement, sur les autres éléments réalisés.
Les matériaux naturels ne sont pas trop utilisés dans nos pays. Ils sont pourtant plus adaptés au climat et historiquement, c’est un patrimoine. Ou se situe le problème selon vous ?
Alun Be : Le problème réside en partie dans l’image qu’ont encore parfois les matériaux naturels, qui restent associés dans l’inconscient collectif aux constructions vernaculaires et au passé, à l’inverse des matériaux minéraux qui incarnent une certaine idée de modernité. Mais c’est une question de temps. Les matériaux naturels connaissent un retour en grâce mondial, et les acteurs de la sous-région ont compris l’intérêt qu’ils ont à s’approprier pleinement cette ressource propre. En témoigne le succès du Forum des matériaux innovants et de la construction durable en Afrique de l’Ouest (Micd-Ao) qui s’est tenu à Dakar fin mai 2024.
Hardel Le Bihan : Souvent disponibles localement, les matériaux géosourcés comme la Brique de terre crue stabilisée (Btc) ou la brique de terre cuite ont des vertus incontestées en termes de développement durable, de performances thermiques, acoustiques et de coût de construction. Les partis pris bioclimatiques du projet proposé dès le départ par notre équipe (avec les ingénieurs de l’environnement Elioth by Egis) et la volonté de privilégier des matériaux de construction locaux géosourcés ont rencontré un écho favorable auprès de la maîtrise d’ouvrage. Les bâtiments, d’abord proposés et étudiés en Btc, ont finalement été développés en briques de terre cuite. En 2016 en effet, Amsa Realty a racheté la briqueterie Sofamac, située à Diass, à 1h de Dakar, pour assurer la construction des bâtiments. Pour la Direction générale d’Amsa Realty, «la terre, c’est l’avenir de la construction en Afrique !»
On a aussi l’impression que ce sont aujourd’hui des matériaux que seule une élite peut se permettre. Pensez-vous qu’il y ait un moyen de démocratiser l’utilisation de ces matériaux naturels pour les classes les moins nanties ?
Hardel Le Bihan : Pour nous, architectes, et de manière générale, il est très important que la jeunesse fasse l’expérience du confort apporté par un bâtiment construit en matériaux bio et/ou géosourcés, et conçu selon les principes bioclimatiques (bonne orientation, bonne ventilation naturelle, maîtrise des apports solaires, gestion de l’eau, etc.). C’est la meilleure façon de s’assurer que les étudiants soient convaincus des avantages de ces modes constructifs durables et qu’ils en deviennent les meilleurs porte-parole. C’est pourquoi le recours massif à la brique dans un programme social comme des résidences étudiantes, à très faible loyer, est un levier de démocratisation de l’utilisation des matériaux naturels.
Alun Be, vous êtes plus connu comme artiste et photographe que comme architecte. Lequel de ces arts vous définit le mieux ?
Alun Be : Des idées artistiques peuvent être traduites en concepts architecturaux et vice versa. Historiquement, l’art et l’architecture se sont mutuellement influencés au moyen de différents procédés que l’on peut séparer en deux catégories. La première consiste à transposer les principes de proportion et de composition d’une discipline vers une autre. Tandis que la seconde s’inspire des sensations ressenties dans l’une pour l’exprimer dans l’autre. Mon approche utilise ces deux méthodes simultanément afin de concevoir une œuvre harmonieuse.
Propos recueillis par Mame Woury THIOUBOU – (mamewoury@lequotidien.sn)