J’ai appris, consterné, le décès de Momar-Coumba Diop, ce brillant et fécond universitaire mal connu du grand public, alors que je me trouvais dans ma chambre d’étudiant, à l’université Gaston Berger de Saint-Louis. La nouvelle a été brutale et, naturellement, j’ai exprimé ma peine d’avoir perdu un parent de l’esprit. Montesquieu avait raison, il faut l’admettre, en disant que, au fond, les liens les plus solides et durables se tissent grâce à l’intelligence. La lecture étant la fécondation de celle-ci, j’ai découvert, comme beaucoup de mes camarades, ce grand penseur grâce à l’écriture. Au-delà d’avoir perdu un intellectuel de très grande qualité, c’était aussi, pour moi, un devoir de solidarité envers la plume qui, elle aussi, comme nous, sanglotait.

Le titre de ce texte que j’ai un grand honneur d’écrire en hommage à Momar-Coumba -décédé ce dimanche, à 74 ans, à Paris- m’a été inspiré par l’illustre Pr Boubacar Barry qui, dans la belle préface qu’il a faite de Comprendre le Sénégal et l’Afrique d’aujourd’hui. Mélanges offerts à Momar-Coumba Diop (Ndiouga Benga (dir.), Paris et Dakar, Karthala et Crepos, 2023), revient sur l’itinéraire intellectuel de cet éminent chercheur, très discret, avec qui, en compagnie du Pr Mamadou Diouf, il a cheminé et fructueusement collaboré pendant plusieurs décennies. Ce témoignage d’un grand ami, témoigne, à juste titre, de la discrétion et du désintéressement du chercheur, voué exclusivement à la recherche universitaire et à la vulgarisation de la connaissance dans la plus grande humilité. Ces Mélanges qui lui sont offerts, longs de 715 pages et d’une immense richesse à la mesure de celui que l’on célèbre, constituent un bel hommage -au propre comme au figuré- qui lui a été rendu par sa large famille intellectuelle. Celle-ci, au fil des années, s’est constituée en une armée de chercheurs, fussent-ils de nationalités différentes, visant à décoloniser les sciences sociales, fortement marquées par leur exhalaison coloniale. Celui que Jean Copans appelait «l’activiste éditorial» en raison du nombre impressionnant de livres et d’articles qu’il a publiés, a réussi, dans la rigueur et le respect des standards de scientificité internationaux, à établir un pont entre les différentes générations de chercheurs tout en cornaquant leurs travaux.

Un intellectuel passionné et discret
Son ami Gaye Daffé, dans ce long texte, intitule sa contribution ainsi : «Un intellectuel passionné et discret.» Il y montre que Momar, qu’il considère comme un «rassembleur sans frontière disciplinaire» ayant la «hantise de l’approximation», a vécu dans la plus grande discrétion et la passion pour la recherche, loin des tumultes médiatiques. La pluridisciplinarité de Momar, à l’état actuel, est une grande révolution. On constate, aujourd’hui, qu’une science, aussi embryonnaire soit-elle, cherche à se recroqueviller en délimitant des frontières, pour s’assurer un territoire. Il y a une véritable nécessité de décloisonner les différentes sciences, pour créer des symbioses fructueuses -et non engourdissantes- entre elles. De la philosophie qu’il a étudiée jusqu’à la maîtrise en passant par la sociologie dont il a soutenu sa thèse de doctorat de 3ème cycle : «La confrérie mouride : organisation politique et mode d’implantation urbaine», Lyon : Université Lyon II –, l’histoire, l’économie, Momar-Coumba fut, en avance sur son temps, un vrai «rassembleur sans frontière disciplinaire». Gaye Daffé souligne aussi, au-delà de sa grande passion et de sa discrétion, un autre aspect très intéressant de sa vie : «Un investissement important dans la recherche collective au prix de la carrière universitaire.» C’est dire que l’avancement de sa carrière universitaire, qui s’est achevée en décembre 2015, n’a jamais été une grande préoccupation pour lui du fait qu’il était «fortement impliqué, en plus de ses travaux personnels, dans la coordination de groupes de travail nationaux et multinationaux ainsi que la publication des résultats de leurs travaux». Son grand désintéressement au profit de la recherche universitaire a fait que, précise-t-il, «selon les documents du personnel de l’université, Momar avait le grade de maître-assistant de première classe au moment de faire admettre ses droits à la retraite».

Le baobab des sciences sociales vacille
Momar-Coumba Diop est une figure majeure de la recherche en sciences sociales. Ses travaux, qui ont été fondamentalement ébauchés et limés à partir des années 1980-2000, n’ont nullement été affectés par les crises universitaires, la faiblesse relative des écoles doctorales et l’inadaptation des structures d’appui à la recherche scientifique de ce cette période. Il n’a jamais voulu se contenter ce qu’il appelle une «science indigène», c’est-à-dire celle qui, à cause de l’indigence qui a présidé à sa constitution, se plaît de sa médiocrité. En 2000, après l’euphorie de l’Alternance libérale, Momar Coumba et son ami Mamadou Diouf en compagnie de la regrettée Aminata Diaw, ont écrit un article d’une grande notoriété : «Le baobab a été déraciné. L’alternance au Sénégal», n°78, Politique africaine, 2000/2, pages 157 à 179. Dans cet article devenu incontournable dans l’étude du contrat social sénégalais, les auteurs, qui s’inscrivent dans la logique de pérennisation du cadre d’analyse de l’archéologie de l’Etat sénégalais établi par Momar, débusquent les arcanes du déracinement du baobab socialiste tout en étant sensibles aux grandes transformations sociales de la société sénégalaise de ce début du XXIe siècle. Il s’agissait, fondamentalement, de comprendre et d’analyser les nouveaux rapports de l’élite maraboutique, au fondement du pouvoir politique, et les masses populaires. De leur analyse, en ressort une conclusion fondamentale qui, aujourd’hui, continue de faire autorité : la société sénégalaise arrive, désormais, à faire la dichotomie entre le politique et le religieux tout en veillant scrupuleusement à ses valeurs religieuses.

L’intellectuel laisse derrière lui une grande bibliothèque – la plus grande richesse que l’on peut donner à un Peuple. Même quand il est moins intéressé par l’épanouissement de son âme grâce à la lecture. Certainement, ses travaux pionniers influenceront d’autres générations de chercheurs, qui viendront élargir sa grande famille intellectuelle. L’optimisme du Pr Ibrahima Thioub est louable lorsqu’il pense que «la flamme «momarienne» continuera d’éclairer les chemins abrupts de la recherche tout en préservant sa plus précieuse valeur : la liberté de penser». Il y a toutes les raisons d’être optimiste.
Baba DIENG