Confucius disait qu’il faut s’entendre sur les mots pour éviter la guerre. Donc entendons-nous bien : la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française définit ainsi le mot «gougnafier» : «Individu qui travaille mal, bon à rien.» Ajoutons : un incompétent. Et c’est de ce vocable que l’on dit qu’il est offensant envers le chef de l’Etat ou son grand-frère ? Ceux qui ont été traités de «résidus», de «lâches», de «corrompus» n’ont-ils pas été offensés ? Y’a-t-il des Sénégalais dont l’honneur ne vaut pas un penny ? Soyons sérieux ! On ne joue pas avec les institutions de la République ; il est dangereux de chercher à les vassaliser. Les servitudes qu’exige l’exercice du pouvoir politique doivent dispenser nos dirigeants et leur machine judiciaire de certaines futilités. La Justice n’est pas un moyen pour réprimer les voix indésirables, elle œuvre pour le bien et l’ordre juste de la communauté politique.
Moustapha Diakhaté est un homme prêt à tout pour défendre les idéaux qui animent sa trajectoire politique et intellectuelle. Dans ces colonnes, nous avions dit que son premier emprisonnement ne fera pas de lui un moine. Il est d’ailleurs revenu de la prison avec une kyrielle d’idées, de critiques ; il a mis les bouchées doubles dans la critique du pouvoir de Pastef. Il y a des hommes dont la vie des idées est indépendante des conjonctures et des privilèges. Moustapha en fait certainement partie. Dans une tribune en date du 5 décembre 2024, nous écrivions ceci : «Moustapha Diakhaté, je n’en doute point, est prêt à mourir pour ses idées. Ce qui est une marque de grandeur, une grande valeur dans un monde où -la politique notamment- les hommes ne croient qu’au prestige et à la gloire que confère le pouvoir. Même avec le Président Macky Sall, Moustapha a toujours martelé ce qu’il croit sincèrement, parfois à rebrousse-poil de son appartenance politique.
Moustapha dérange. Ses idées sont subversives, dures à entendre pour certains. Le faire taire, c’est le souhait ultime de ses pourfendeurs. Il est dans l’œil du cyclone des tenants de ce régime avec lesquels il entretient, depuis toujours, une grande divergence de points de vue et d’orientations. Il s’est fait beaucoup d’ennemis, il est désormais un ennemi à abattre, à conduire à la rôtisserie […]. Nous guettons son retour qui, nous l’espérons, sera tonitruant, loquace. Dans tous les cas, se sont fourvoyés lamentablement ceux qui pensent et espèrent qu’il va se taire une fois dehors. C’est mal connaître l’homme.»
Les leçons de l’Histoire et l’observation des événements politiques de notre époque chaotique permettent de comprendre que les démocraties sont capables de catapulter toutes les espèces de rustres au pouvoir. L’Allemagne des années 1930, malgré sa grande culture, à cause des «irresponsables» dont parle l’historien du nazisme Johan Chapoutot, n’a pas empêché les nazis de se retrouver au sommet de l’Etat ; les Etats-Unis d’Amérique, avec leurs prix Nobel à foison, ont succombé à deux reprises aux assauts d’un showman populiste qui, aujourd’hui, a décidé de s’attaquer à l’un des piliers de la puissance américaine : la science -une croisade a été lancée contre les universités américaines et la recherche en sciences humaines et sociales, avec l’interdiction systématique de tous les concepts qui rendent compte des inégalités sociales. Quant à notre démocratie, vraiment démocratique, elle a permis à des gens dépourvus de tout projet politique et social d’accéder au pouvoir. Il leur a fallu user d’une rhétorique populiste et des attrape-nigauds pour endoctriner la majorité crédule… Moustapha Diakhaté a vachement raison : nous sommes dirigés, pour utiliser le mot impie, par des gougnafiers.
Quand un président de la République, flanqué d’une légitimité populaire incontestable, est incapable d’exercer pleinement les pouvoirs qui lui sont pourtant dévolus par la Constitution, il est le pire gougnafier qui puisse exister sur terre. Un incapable qui a trahi son Peuple, ses électeurs. Les suspicions fondées ou imaginées de la distribution anormale des rôles au sommet de l’Etat ne nous honorent pas. C’est même une infamie. Au-delà des velléités du président de la République, vraisemblablement sous tutelle, d’avoir un Premier ministre super fort en augmentant ses pouvoirs, nous assistons, dans la pratique, à une forme d’imbrication des rôles qui ne dit pas son nom. La diplomatie, et exceptionnellement, semble revenir de droit au Premier ministre ; le chef de l’Etat, lui, se contente de la petite politique intérieure. Des tournées sans grande importance, tel un badaud…
Etre un gougnafier, c’est prendre du plaisir dans la négation de son pays. Dernier événement en date : la cheffe de notre diplomatie, après avoir contesté publiquement une avancée économique et sociale notoire de notre pays annoncée par les Nations unies, récidive en s’attaquant violemment à la candidature supposée du Président Macky Sall au poste de Secrétaire général de l’Onu. Cette fascination tragique pour un «Sénégal qui perd» peut expliquer les déconfitures récentes de nos compatriotes en lice pour diriger des organisations internationales. A cela s’ajoute la campagne de séduction des militaires de l’Aes -fomentée par le Premier ministre, et non le président de la République- qui met en œuvre l’ambition d’anéantir à l’envi la grandeur du Sénégal. Un projet funeste et anachronique, car, comme le Général De Gaulle qui disait de la France qu’elle ne peut pas être imaginée sans sa grandeur, notre pays aussi ne vit que pour sa grandeur.
Etre un gougnafier, c’est aussi se renier à longueur de journées ; c’est rompre sans honte avec ses engagements d’hier. Pastef a fait de grandes promesses électorales, mais n’a pas fait la promesse de tenir ses promesses. On pourrait infiniment citer les engagements de ce parti qui ont été rangés aux oubliettes. La décision du président de l’Assemblée nationale de doter les députés de rutilantes voitures s’inscrit dans cette logique de reniement et surtout d’arrogance. En plus de se passer des entreprises sénégalaises au profit des multinationales, et de réaliser l’opération suivant une procédure dont la transparence est douteuse, c’est la crédibilité morale de nos dirigeants qui est en jeu. Cet art de se renier est révélateur d’un pouvoir dont les assises morales -depuis les temps ensanglantés de la conquête du pouvoir- sont plus que jamais pourries.
Les schémas tragiques qui se dessinent sous nos yeux dépassent largement la personne de Moustapha Diakhaté. Il faut les inscrire dans une perspective beaucoup plus globale. Nous avons un pouvoir qui, manifestement paranoïaque, est incapable d’entendre et de tolérer les opinions qui lui sont défavorables. Les délits d’opinion sont devenus très récurrents. Et l’inimaginable est que les mêmes moyens liberticides dénoncés hier sont utilisés aujourd’hui pour persécuter des voix hétérodoxes. Journalistes, chroniqueurs (Abdou Nguer est pris en otage sans aucune raison valable), hommes politiques… sont traqués et jetés en prison pour des broutilles.
Nous devons être des veilleurs passionnés et courageux qui, pour sortir les libertés de la grande nuit, guettent l’aube.